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La leçon de Jean-Claude Michéa

Par Caspar Visser 't Hooft, Dominique de France, René Blanc

Pour un bon nombre de chrétiens, parmi lesquels beaucoup de protestants, il va de soi d'encourager l'esprit d'ouverture et la tolérance. Toutefois, une certaine prudence est de mise. Non pas que ces valeurs mises en avant soient fausses, au contraire! Mais le danger est qu'on oublie leur vrai fondement, qui est un fondement biblique, et qu'on les confond trop massivement aux principes prônés par les défenseurs libéraux (de droite, de gauche) du marché libre. Dans ce cadre il est bon de s'intéresser aux propos d'un Jean-Claude Michéa, auteur d'un ouvrage qui vient de sortir: Notre ennemi, le capital. Dans cet ouvrage il résume et complète sa pensée, exprimée dans des ouvrages antérieurs.

Jean-Claude Michéa porte un regard très critique sur la gauche et l’extrême gauche modernes. Sa critique est convaincante, elle semble juste. Selon lui, les gauches « modernes » servent à leur manière le projet libéral d’un monde dans lequel des individus-atomes poursuivent leur bonheur privé en se faisant diriger par les mécanismes d’un marché libre qu’on déclare destiné à instaurer une harmonie parfaite (une fois tous les obstacles au fonctionnement libre surmontés). Là où la droite prône sans ambages les mesures de politique économique propre à renforcer cette dynamique libérale, les gauches modernes font tout pour créer les conditions « sociétales », culturelles et mentales nécessaires pour faire accepter leur application. Il existe une connivence forte entre la gauche moderne et le protestantisme français - connivence dont l’origine remonte aux temps de la lutte anticléricale - entendez anticatholique. Le temps est venu d’interroger cette connivence. Les « luttes » de la gauche moderne, doivent-elles être accueillies avec cette sympathie qu’en général le protestantisme leur porte ? Une plus grande réserve à l’égard de ces luttes semble de mise.

Selon Jean-Claude Michéa le projet libéral se base sur une vision pessimiste de l’homme dont l’origine daterait notamment du temps des guerres de religion. Comment ne pas se méfier de l’homme, de sa volonté, de ses convictions, de ses jugements quand ceci le conduit à commettre des actes d’une violence extrême ? Comment construire une société au constat de cette méchanceté inhérente à l’homme ? Les libéraux ont trouvé la réponse qu’on connaît : L’homme est méchant, il poursuit les buts qu’il se fixe d’une façon purement égoïste, ce qui veut dire qu’il ne peut lui-même, de façon volontaire, poser les bases d’une société meilleure. Or voilà, une « main invisible » intervient qui fait le travail pour lui : c’est le marché libre. Par lui les égoïsmes des individus, en se contrebalançant dans le jeu de la concurrence, trouvent leur place dans un équilibre général et harmonieux.

Pour nous, chrétiens, cette hypothèse d’un « marché sauveur » est idolâtre. Le salut vient d’ailleurs. Nous rejettons le libéralisme dans sa forme intégrale à cause de la célébration de la concurrence qui y est faite. Pour un chrétien cette célébration est incompatible avec l’appel adressé à l’homme à « aimer son prochain ». Car on ne peut aimer son prochain quand on se confronte à lui comme à un concurrent. Concurrence veut dire : je gagne quand tu perds. L’amour du prochain veut dire : je gagne quand tu gagnes. Or, cet amour désintéressé du prochain ne relève pas de l’illusoire comme le voudraient les penseurs du libéralisme. Certes, la foi chrétienne, surtout dans sa forme protestante, a une vision extrêmement pessimiste de l’homme et de ses capacités à faire le bien, mais elle croit à un Dieu qui, par son pardon, l’entraîne sur un chemin de « sanctification ». L’homme qui accueille la grâce imméritée de la part de Dieu peut répondre à l’appel d’un Dieu qui lui dit « d’aimer son prochain ». Dieu l’en rend capable. Ainsi la foi chrétienne et l’idéologie extrême-libérale s’excluent mutuellement.

La droite se fait forte pour le marché libre intégral, en cela son discours est sans ambiguïté. Avec cela, elle adopte par ailleurs une posture de défense de certaines traditions sur un plan culturel et moral. Jean-Claude Michéa nous montre l’incompatibilité de cette défense de valeurs traditionnelles avec le projet d’un monde devenu marché libre intégral. En effet, ces valeurs traditionnelles ne peuvent se poser autrement que comme un rempart contre l’expansion du marché libre mondialisé. Voilà l’incohérence de la droite.

A côté de cela, il y a la gauche qui prône des « avancées » sur le plan de la morale, qui ne cesse de louer les bienfaits du « multiculturalisme » et qui dénonce toute résistance à ces « progrès » qui font « bouger les lignes », toute résistance basée sur l’attachement à certaines traditions , comme émanant d’un méprisable « repli identitaire ». Pour Michéa cette gauche fait preuve d’une contradiction interne comparable à celle de droite (mais inversée) quand elle prétend être l’héritière du socialisme du temps de Jean Jaurès - ce qu’elle ne fait que timidement, il faut le lui concéder.

Pourquoi ?

Parce que ce sont justement les traditions (dans le sens large du mot) qui donnent aux hommes cette identité forte et les repères solides et stables qui le prédisposent à résister à l’expansion de la pensée libérale et à la logique du marché – logique du marché qui n’aspire qu’à pénétrer et dominer tous les domaines de la réalité. Jean-Claude Michéa part du constat de la présence au sein des couches populaires et des classes moyennes - en partie - d’une « décence commune », terme qu’il emprunte au fameux écrivain George Orwell (1984, La ferme des animaux, etc.). Cette « décence commune » se caractérise par un attachement à certaines valeurs transmises : l’entraide au sein d’une communauté donnée, une stabilité familiale marquée par un partage clair des rôles, une fidélité au souvenir d’où l’on vient et surtout une idée assez précise sur ce qui est juste et équitable quant à la question du partage des ressources de ce monde. Or, aujourd’hui, cette identité forte, les repères clairs et stables qui la forgent, sont mis à mal. La politique « de droite », ouvertement libérale, n’aspire qu’à soumettre les hommes aux mécanismes d’un marché mondialisé qui exige d’eux la plus grande mobilité, flexibilité possible. Il est clair que cette mobilité, flexibilité affaiblit les solidarités et loyautés traditionnelles qui, dans une société, ne peuvent se « vivre » sans un minimum d’enracinement. Une défense purement rhétorique des « valeurs traditionnelles » n’y changera rien. La politique « de gauche » de son côté ne fait rien non plus pour armer les hommes, et en particulier ceux des couches populaires, pour les rendre plus capables de résister à ces forces du marché libre intégral qui n’aspire qu’à les soumettre à sa logique de concurrence prédatrice, en les déracinant et en faisant d’eux des atomes isolés. Au contraire, la gauche a beau afficher un certain souci pour la « justice sociale », elle a beau lutter contre toutes les « stigmatisations » et pour les droits des minorités - on en trouve toujours de nouvelles -, elle a beau s’efforcer de mettre en place cette société « multiculturelle » dont les chantres de la pensée « politiquement correcte » - intellectuels, médias - ne cessent de louer les bienfaits, elle sape chez les hommes les dernières repères qui leur permettent de résister.

Selon Michéa, ces luttes et ces efforts de la gauche expriment le désir conscient, ou à moitié conscient, d’une élite pressée d’en finir avec cette « décence commune » qui caractérise l’esprit des couches populaires et dont elle dénonce les relents « populistes ». Elle y arrive en exaltant les « transgressions » qu’elle déclare être des « avancées » qui « font bouger les lignes » (sur le plan de la morale, de l’art), et en désignant tout ce qui s’oppose à ces « ouvertures », et à l’esprit « sans frontières » en général, comme relevant du domaine des « tabous » et des « frilosités ». Cette gauche moderne trahit ainsi les couches populaires qui ne savent plus vers qui se tourner pour défendre cette « décence commune » qui est la leur et qui les a toujours amenés à considérer la lutte pour un partage juste et équitable des ressources comme primordiale. On peut se demander si l’intérêt que la gauche moderne porte aux causes des « minorités » et des « stigmatisés » ne sert pas à se racheter de son abandon total de la véritable cause socialiste, c’est-à-dire celle qui dans le contexte de la lutte des classes vise l’amélioration des conditions de vie de la classe populaire et surtout une plus grande égalité. Quoi qu’il en soit, en mettant systématiquement en question les repères traditionnels qui déterminent cette « décence commune » des couches populaires - et des classes moyennes en grande partie -, la gauche moderne porte atteinte à ce qui donnait aux hommes cette identité forte qui les empêchait de devenir des simples rouages sans âme et sans volonté dans le grand mécanisme du marché où tous font la guerre à tous.

Quand les protestants français se vantent de leur « esprit d’ouverture et de tolérance », quand ils embrassent les causes de l’émancipation des minorités diverses et variées, quand ils interprètent l’universalisme du salut de Dieu en des termes qu’ils empruntent aux discours des multiculturalistes et « sans-frontièristes », ils feraient bien de soumettre leurs paroles et leurs positions à une évaluation approfondie. Une prise en compte des critiques de Jean-Claude Michéa à l’adresse de la gauche moderne leur serait profitable. Si les luttes sociétales de la gauche favorisent la mise en place du marché libre mondialisé et intégral, dont on connaît la base idéologique, les chrétiens – protestants et autres – doivent se munir d’une certaine prudence quand ils s’engagent dans ces mêmes luttes, même s’ils tentent de se convaincre que leur engagement se base en tout premier lieu sur l’appel à témoigner de leur foi. Nous ne disons dis pas qu’ils leur faut abandonner ces luttes en faveur des « minorités », de « l’accueil de l’autre », contre les « replis identitaires » (qui peuvent être bien réels), et contre les discours des démagogues de l’extrême droite qui exploitent les peurs et les désarrois de ceux qui voient leurs repères mis à mal, mais il doit il y avoir pour eux une priorité : s’opposer fermement à cette tendance de notre époque qui veut soumettre toute la réalité à la logique de la concurrence et du capitalisme prédateur. Car cette logique est source d’injustices flagrantes et cause directe du déclin de la démocratie. Le marché libre mondialisé et intégral n’est qu’un euphémisme pour chaos et destruction. Dans nos combats, où se situe notre souci premier ?

Jean Claude Michéa est philosophe. Il est notamment l’auteur de Impasse Adam Smith (Climats, 2002 ; « Champs », 2006), L’empire du moindre mal (« Champs » 2007), Le complexe d’Orphée (Climats, 2011, « Champs » 2014), Les mystères de la gauche (Climats, 2013, « Champs » 2014). Son dernier ouvrage vient de sortir: Notre ennemi, le capital (Climats, 2017)

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