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Dieu et Mammon sont dans un bateau


Par Richard Bennahmias

Dans Luc 16, 1 - 13 (pour le texte, voir ci-dessous), l’histoire que raconte Jésus est d’abord et une fois de plus une histoire de débiteurs et de créancier. Dans les coulisses de la scène, deux divinités concurrentes tirent les ficelles : Dieu et Mammon. Dans le monde sécularisé dans lequel nous vivons, Dieu s’est retiré et Mammon semble avoir gagné la partie.

Extensions du domaine de Mammon

Hypotheek ou Apotheek

À Amsterdam, on rencontre plus de marchands de crédit que de pharmacies. Dans notre situation de crise, comment affronter l’angoisse de ne plus pouvoir rembourser un prêt qu’on a contracté et de perdre la maison qu’on a acheté avec. Tant qu’on n’a pas remboursé une hypothèque sur sa maison, en est-on vraiment le maître ? La Grèce soumise au diktat de ses créanciers qui s’enfonce toujours plus dans la misère. La crise des « subprime » qui a montré à quel point la puissance des créanciers était fragile. Notre zone Euro où la lutte contre l’inflation, censée protéger les créanciers de la perte de valeur de la monnaie, aboutit à des taux d’intérêts négatifs : il faut payer pour prêter!

La richesse : les biens, l’argent, l’or ou la monnaie ?

De quoi est riche « l’homme riche ? » Qu’est-ce qui fait de lui un maître ou un « seigneur » (en grec, c’est le même mot que pour dire « seigneur » et nommer Dieu) ? De quoi est faite sa richesse ? De biens meubles et immeubles dont la possession en grande quantité assure bien-être et pouvoir ? De métaux plus ou moins précieux, Or, argent, bronze ou cuivre, facilement cumulables et dont la rareté et la solidité assurent la pérennité et la fiabilité ? De monnaie dont la possession en grande quantité confère pouvoir, autorité et maîtrise sur les personnes et les biens, mais dont la valeur dépend de la confiance que lui accordent ses possesseurs. Ce que Jésus n’avait pas prévu, c’est qu’en passant du cuivre au papier, puis du papier au support informatique, et libérée de l’étalon or, la monnaie puisse être produite en quantité illimitée. Mais dans l’histoire qu’il raconte, tout se passe comme si c’était le cas : à la fin de l’histoire, le maître semble ne pas trop se soucier de récupérer sa monnaie (I want my money back). Mais le pouvoir de séduction la « liquidité » entretient le mythe de la rareté de la monnaie et fait qu’aujourd’hui, 90% des flux monétaires ne contribuent pas à la production de biens.

La bourse et la vie

Chez le médecin Luc : l’argent et le sang sont tous deux symboles de la vie. La monnaie c’est comme le sang : pour qu’il y ait de la vie, il faut que ça circule partout où il y en besoin pour faciliter la production et l’échange des biens. Quand le sang s’arrête de circuler, quand il s’accumule trop quelque part, c’est la maladie ou la mort. Beaucoup de paraboles de Jésus associent l’accumulation des richesses à la mort. Dans l’histoire qu’il raconte ici, le « maître » est immensément riche : beaucoup de biens, beaucoup de fermiers pour faire rendre la terre, beaucoup de débiteurs : au temps de Jésus, on ne peut pas encore placer son argent en actions ou en obligations, mais on achète de la terre et la terre produit de la rente. Au début de l’histoire, l’économe gère les biens du maître comme si la priorité était de récupérer la rente de ce qu’il prêté ou confié en exploitation : de l’huile et du blé.

Épargner ou dépenser

Au début de l’histoire que raconte Jésus, tout le monde est d’accord, sauf l’économe (on pourrait dire aussi “l’économiste”) : l’important c’est d’épargner (sparen), de restreindre ses dépenses (bezuinigen) pour rembourser ses dettes ou accroître son capital. Qui est le maître de ces débiteurs qui dénoncent l’économiste parce qu’il dépense au lieu d’épargner ? Ce qui nous scandalise le plus aujourd’hui, c’est quand les riches dépensent de façon trop extravagante beaucoup plus que quand ils se versent des salaires ou des dividendes exorbitants dont nous nous demandons par ailleurs comment ils font pour les dépenser.

L’argent de l’injustice

La plupart des traductions traduisent par « l’Argent trompeur », mais cette traduction est trompeuse : le grec dit bien : « l’Argent de l’injustice ». Qu’est-ce que « l’Argent de l’injustice » ? En quoi l’économiste est-il « injuste » ? Quand il dilapide pour lui-même ou quand il accumule pour son maître ? Quand il encaisse les dettes pour un créancier ou quand il les restructure pour ses débiteurs ? L’Argent de l’injustice, est-ce l’argent qui séduit, l’argent qu’on méprise en le jetant par les fenêtres, ou l’argent dont on se sert pour se faire des amis ? Le manque d’argent qui vous oblige à bêcher ou à mendier, ou d’en avoir suffisamment pour rémunérer correctement les services que quelqu’un d’autre pourrait vous rendre ? L’argent qui circule, de quelque manière que soit, pour alimenter la vie sociale, ou celui qui s’accumule stérilement dans les ordinateurs des banques, stérilisant du même coup toute la vie sociale ?

Dieu tombe à l’eau, qu’est-ce qui reste ?

Concurrence à la tête du système

Quel gain y a-t-il à élever la monnaie au rang d’une divinité comme on le fait si souvent quand on exige de nous que nous choisissions en Dieu et Mammon ? Comme si c’était soit l’un, soit l’autre ? Ce choix impossible, c’est la culpabilité assurée pour tout le monde et un asservissement à la dette encore plus lourd, sauf pour les moines trappistes, qui sont quand même bien obligés de commercialiser leur bière pour vivre. Comme s’il fallait choisir entre deux divinités d’égale dignité ! Comme si servir Dieu nous contraignait à renoncer aux services que peut nous rendre la monnaie sous prétexte que s’en servir, ça serait automatiquement la servir et s’y asservir. En dehors de nos cercles pieux, on ne parle plus de Mammon, mais on parle du « système » et c’est à peut près la même chose : une fatalité supérieure à laquelle on ne peut échapper que de façon radicale.

Une question qui hante les monothéismes : l’idolâtrie

Les monothéismes traitent la question de l’idolâtrie à peu près de la même manière dont nos contemporains traitent de leur rapport avec le système. L’idole, c’est bien nous qui l’avons forgée, le système, c’est bien nous qui l’avons construit. Mais comment se fait-il que nous nous asservissions nous-mêmes aux plus belles des œuvres de notre génie créatif ? Selon les formes qu’ont prises les monothéismes, la tentation d’anéantir dans l’idole ce que notre créativité a produit de plus beau ou de plus utile est plus ou moins forte. Nos tentatives de résister au système sont elles-aussi plus ou moins radicales. Dans notre occident sécularisé, nous ne nous agenouillons plus pour adorer les statues de dieux qui peuplent nos musées, mais nous continuons d’admirer le génie humain qui les a produites. Ailleurs, on les détruit. Quelques entreprises malheureuses ont convaincu la plupart d’entre nous de renoncer à la violence radicale pour détruire le système, au point souvent que nous excluons même d’agir sur lui pour le modifier. Et notre attitude à l’égard de l’argent ou de la monnaie érigés en système, relève bien souvent de l’idolâtrie que celle-ci soit contrainte ou motivée par l’appât du gain. Et plus que jamais, les économes les plus influents asservissent notre monde au pouvoir de l’argent bien plus qu’ils ne mettent l’argent à son service.

Un monothéisme de l’argent

Et pourtant, si on jette un regard rétrospectif sur les 20 siècles qui nous séparent de l’histoire que nous raconte Jésus, force est de constater que, depuis son invention aux origines de notre histoire, l’évolution de la monnaie a été et reste un extraordinaire démultiplicateur de la créativité humaine. C’est probablement ce que les protestants, dont Max Weber dit que leur conception de la divinité a inspiré le capitalisme moderne, ont découvert et mis en œuvre : un capitalisme délivré de la crainte de l’avenir et de la mort qui n’accumule pas la richesse, ne la dilapide pas, mais l’investit dans la créativité humaine en vue de la production de biens nouveaux. Un capitalisme où la circulation de la monnaie prime sur son accumulation. Mais, entre temps, Dieu est tombé à l’eau, et Mammon est resté seul maître à bord. Dans nos sociétés sécularisées, il n’y a plus d’alternative : c’est Mammon et rien d’autre ! Une idole insatiable : la production des biens n’est plus qu’un prétexte à une accumulation croissante des richesses jusqu’à tarir la production des biens. Comment nous en sortir sans une divinité plus puissance et plus féroce à lui opposer ? Sans une divinité toute puissante pour détruire le système, nous sommes condamnés à servir le système.

Dieu et l’Argent, c’est la même chose

Il est aujourd’hui plus facile d’être des athéistes de Dieu que des athéistes de l’argent. Mais si, au lieu d’être des opposés, Dieu et l’Argent, c’était presque la même chose ? Si la puissance que nous concédons à l’Argent n’était qu’une image, une idole, un hologramme, un spectre de la toute-puissance que, croyants ou non en son existence, nous conférons à ce concentré de divinité que nous appelons Dieu avec une majuscule. Si c’était l’idée que, croyants ou non en son existence, nous concevons encore de Dieu qui commandait notre attitude à l’égard de l’argent. Comme si, faute de l’existence d’un Dieu à adorer, blasés de nous agenouiller devant des œuvres d’art ou déçus des idéologies prometteuses de bonheur sur terre, nous avions reporté sur l’Argent notre besoin d’investir le meilleur de nous mêmes dans des causes absolues et qui, surtout, ne trompent pas.

La divinité comptable des monothéismes

Pour nous-autres qui, comme le Dom Juan de Molière, ne prétendons plus croire qu’en « deux et deux font quatre », pour nous qui, de libertins sommes devenus libertaires, quoi de plus fiable que la comptabilité ! Toutes les religions conçoivent la relation avec la ou les divinités comme un commerce plus ou moins équilibré. Mais la comptabilité la plus stricte, ce sont les monothéismes qui la tiennent. Les théologies dont nous avons hérité ne nous parlaient-elles pas d’une divinité qui tenait un compte précis des péchés et des mérites, pour les catholiques, et d’une divinité à l’égard de laquelle nous avions en naissant contracté une dette infinie, pour les protestants. Le Dieu que nous avons laissé derrière nous pour mort n’était-il pas le plus féroce des comptables ?

La conversion de Dieu

La sagesse paradoxale et contagieuse de l’économiste

En racontant cette histoire, Jésus opère sur la figure du Maître et Seigneur un tour de passe-passe. Le maître de la fin de l’histoire n’est pas le même que celui du début de l’histoire : ses priorités se sont inversées. Dans la relation qui oppose les débiteurs et leur créanciers, Jésus introduit aussi une tierce personne : celle de l’économiste. Et il n’est pas exclu que, dans la figure de l’économiste, Jésus nous parle de lui-même, de la façon dont il tient la comptabilité divine et bouleverse l’économie spirituelle. On lui a si souvent reproché de dilapider le fond de commerce religieux du pardon des péchés. De quoi est-il question cette histoire de créancier, d’économiste et de débiteurs : de la fortune du créancier et de sa réputation (sa « Gloire ») et du rôle surprenant qu’y joue l’économiste. De ce qui assure la réputation du maître: comment il use de sa puissance et à quoi il la fait servir : L’accumulation de son capital ou la prospérité de son domaine ; l’asservissement toujours plus profond de ses débiteurs ou la libération de la créativité humaine en vue de la production des biens et du Bien.

Le juste et scandaleux usage de l’argent

La façon dont la parabole change notre regard sur ce que nous pouvons attendre d’une divinité, quelle qu’elle soit, que nous prétendions être croyants ou non, est très particulière. Pas besoin d’être croyant pour être scandalisé par les propos de Jésus. Qu’y a-t-il de plus choquant dans cette histoire, pour nous qui nous sommes plus ou moins résignés à être au service de l’Argent, que ce soit par nécessité ou pour notre profit ? Il y a d’abord ce passage dont le comique nous fait rire un peu jaune : quand l’économiste fait retour sur lui-même, se repent ou se converti - « Bêcher ? Je n’en ai pas la force. Mendier ? J’en ai honte. » - Si l’on en croit le commentaire de Jésus, c’est pourtant le moment où, contraint par la nécessité, l’économiste devient juste et se décide à user avec justice de l’argent de l’injustice. Précisément pour échapper à la nécessité, au lieu de servir l’Argent, il se décide à le faire servir.

La justification du maître

Mais il y a encore plus choquant : c’est la chute de l’histoire, quand le maître félicite publiquement son économiste et le confirme dans ses fonctions. Comme si, en restructurant les dettes des débiteurs de son maître, l’économiste avait assuré non seulement sa propre réputation mais du même coup celle de son maître. Le scandale religieux, c’est qu’en se convertissant, l’économiste, à son insu et à celle de son maître, a converti son maître, l’a fait passer de la cupidité à la sagesse, de l’injustice à la justice. Ce qui est devenu le plus important dans les priorités de la divinité, en matière de réputation, ça n’est plus d’équilibrer ses comptes ou d’accumuler de la puissance pour la faire peser toujours plus sur l’humanité, mais de la faire servir à l’humanité. La réputation de Dieu, désormais, c’est que, spirituelles, morales et financières, les dettes qui asservissent soient levées, les créances qui stimulent le développement de la vie soient prolongées, la miséricorde et la monnaie continuent de circuler, irriguent la créativité humaine, produisent du Bien et des biens pour la prospérité et le bien-être de tous au sein de son domaine.

L’alternative juste : Des maîtres ou des amis

Il est plus facile d’être athéiste de Dieu qu’athéiste de l’Argent. En trois siècles, nous avons presque réussi à nous libérer du poids que les religions faisaient peser sur notre liberté, notre créativité et notre bien-être. Non seulement nous ne pouvons toujours pas nous passer d’argent, mais cette merveilleuse invention qu’est la monnaie étend toujours plus sont pouvoir sur nos existences. Comment pouvons-nous échapper à l’idée que la valeur de notre vie se mesure au montant de notre salaire ou de notre pension de retraite ? Comment éviter que la comptabilité impose ses règles et ses contraintes comme la réalité ultime elle-même ? Pouvons-nous inverser cette tendance qui conduit à notre asservissement, à la perte de sens de nos existences et à la stérilisation de notre créativité ? Pouvons-nous mettre l’argent à notre service au lieu de le laisser nous asservir ? N’avons-nous d’autre choix que de choisir entre deux maîtres, c’est-à-dire entre deux servitudes. En nous faisant échapper à cette alternative trompeuse, Jésus incarne la figure d’une divinité dont l’amitié s’offre à nous pour nous aider à reprendre la main sur ce qui n’est après tout que l’œuvre de nos mains. La sagesse serait de saisir la main qu’il nous tend.

Luc 16, 1 - 13 : 1 Puis Jésus dit à ses disciples : « Un homme riche avait un économe qui fut accusé devant lui de dilapider ses biens. 2 Il le fit appeler et lui dit : “Qu’est-ce que j’entends dire de toi ? Rends les comptes de ta gestion, car désormais tu ne pourras plus gérer mes affaires.” 3 L’économe se dit alors en lui-même : “Que vais-je faire, puisque mon maître me retire la gestion ? Bêcher ? Je n’en ai pas la force. Mendier ? J’en ai honte. 4 Je sais ce que je vais faire pour qu’une fois écarté de la gestion, il y ait des gens qui m’accueillent chez eux.” 5 Il fit venir alors un par un les débiteurs de son maître et il dit au premier : “Combien dois-tu à mon maître ?” 6 Celui-ci répondit : “Cent jarres d’huile.” Le gérant lui dit : “Voici ton reçu, vite, assieds-toi et écris cinquante.” 7 Il dit ensuite à un autre : “Et toi, combien dois-tu ?” Celui-ci répondit : “Cent sacs de blé.” Le gérant lui dit : “Voici ton reçu et écris quatre-vingts.” 8 Et le maître fit l’éloge de l’économe de l’injustice, parce qu’il avait agi avec sagesse. En effet, ceux qui appartiennent à ce monde sont plus sages vis-à-vis de leurs semblables que ceux qui appartiennent à la lumière. 9 « Eh bien ! moi, je vous dis : faites-vous des amis avec l’Argent de l’injustice pour qu’une fois celui-ci disparu, ces amis vous accueillent dans les demeures éternelles. 10 « Celui qui est digne de foi pour une toute petite affaire est digne de foi aussi pour une grande ; et celui qui est injuste pour une toute petite affaire est injuste aussi pour une grande. 11 Si donc vous n’avez pas été dignes de foi pour l’Argent de l’injustice, qui vous confiera le bien véritable ? 12 Et si vous n’avez pas été dignes de foi pour ce qui vous est étranger, qui vous donnera ce qui est à vous ? 13 « Aucun domestique ne peut servir deux maîtres (seigneurs) : ou bien il haïra l’un et aimera l’autre, ou bien il s’attachera à l’un et méprisera l’autre. Vous ne pouvez servir Dieu et l'argent."

Richard Bennahmias est ministre de l'Eglise protestante unie de France, pasteur de l'Eglise Wallonne d'Amsterdam et de Haarlem



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