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Par René Blanc et Caspar Visser 't Hooft

Le projet de loi sur la réforme du code du travail qui vient d’être présenté en ce mois de février 2016 invite à une réflexion sur ce qu’est travailler dans l’entreprise aujourd’hui. Ceci est d’autant plus approprié que le projet de loi durcit un certain nombre de contraintes pour les salariés, ce qui pourrait faire croire qu’avant cela les salariés se la coulaient douce. Le contraire est vrai.

Après une amélioration des conditions de travail jusqu’à la fin des années 80, la dégradation de la qualité de vie au travail a été nette. En ces années eut lieu le basculement du modèle d’Adam Smith vers un modèle qui prône l’élimination des plus faibles (de Spencer à l’école de Chicago). Ce modèle s’appuie sur un Etat fort protecteur de la concurrence et de la stabilité monétaire. En matière de rapport social la concurrence est devenu la norme absolue. Une norme qui invite les sujets à se surpasser et à devancer les autres par la compétition et la rivalité.

En effet, dans cette idéologie, l’extension et l’intensification des logiques de marché ont eu des effets très sensibles sur l’organisation du travail et les formes d’emploi de la force de travail, comme nous le montrent de nombreuses études, dont celle, très pertinente, de Pierre Dardot et Christian Laval ("La nouvelle raison du monde", La Découverte, 2009). La logique du pouvoir financier ne fait qu’accentuer la disciplinarisation des salariés soumis à des exigences de résultats de plus en plus élevées. Ceci s’est traduit par l’imposition de normes de rentabilité plus élevées dans toutes les économies, dans tous les secteurs et à tous les échelons de l’entreprise. Toute une discipline de la valeur actionnariale a ainsi pris forme dans des techniques comptables et évaluatives de gestion de la main-d’œuvre dont le principe consiste à faire de chaque salarié une sorte de centre de profit individuel. Ce principe de gestion par la contrainte souple vise à la fois à internaliser les contraintes de rentabilité financière dans l’entreprise même et à faire intérioriser par les salariés les nouvelles normes d’efficacité productive et de performance individuelle. Faire agir les individus dans le sens souhaité suppose de créer des conditions particulières qui les obligent à travailler et à se comporter comme des agents « rationnels ». Ainsi, le levier du chômage et de la précarité deviennent un moyen de discipline puissant en particulier en matière de taux de syndicalisation et de revendication salariale.

Pour les salariés, plutôt que d’obéir à des procédures formelles et des commandements hiérarchiques venant du haut, chacun est amené à se plier aux exigences de qualité, de délais imposés par le « client », érigé en source exclusive de contraintes incontournables. Dans tous les cas, l’individualisation des performances et des gratifications permet la mise en concurrence des salariés entre eux comme type normal de relations dans l’entreprise.

Ce nouveau management a pris des formes très diverses, comme le développement de la contractualisation des relations sociales, la décentralisation des négociations entre salariés et patronat au niveau de l’entreprise, la mise en concurrence des unités de l’entreprise entre elles ou avec des unités extérieures, la normalisation par l’imposition généralisée de standard de qualité, l’essor de l’évaluation individualisée des résultats. Cette gestion plus personnalisée et plus floue joue sur la concurrence entre salariés et entre segments de l’entreprise afin de les contraindre, par une comparaison des résultats et des méthodes (benchmarking), à s’aligner selon un processus sans fin sur les performances maximales et les meilleures pratiques. La concurrence devient ainsi un mode d’intériorisation des contraintes de rentabilité du capital, introduisant ainsi une pression disciplinaire illimitée.

L’individualisation des salaires, en liant la rémunération à la performance et à la compétence, accroit le pouvoir du management supérieur et réduit toutes formes collectives de solidarité. Cette nouvelle philosophie du management cherche selon un régime d’autodiscipline à manipuler les instances psychiques de désir et de culpabilisation pour mobiliser l’aspiration à la réalisation de soi au service de l’entreprise, tout en faisant reporter la responsabilité de l’accomplissement des objectifs sur l’individu seul ; ce qui n’est évidemment pas sans coût psychique élevé pour les individus. Mais ce contrôle de la subjectivité ne s’opère efficacement que dans le cadre d’un marché du travail toujours plus flexible où la menace du chômage est l’horizon de tout salarié. Ici, il n’est plus question de seulement gagner son pain à la sueur de son front, mais de retourner en servitude. Le nouveau projet de loi sur la réforme du code du travail ne fait qu’aggraver les choses.

René Blanc est ingénieur. Caspar Visser 't Hooft est pasteur de l'Eglise protestante unie de France. Ils sont membres du collectif Bible et économie





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