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Dévoiler l'idole


Par Roberto Beltrami

Esaïe 44 : 9-20: "Les fabricants d’idoles sont tous des nullités. Et leurs chers objets ne servent absolument à rien : ce sont leurs témoins à eux, mais des témoins qui ne voient rien, qui ne savent rien et les laisseront bien déçus. Fabriquer un dieu, mouler une idole qui ne servira à rien, quelle sottise ! Tous ceux qui s’en font les complices se couvriront de honte. Les artisans qui la fabriquent ne sont que des hommes. Qu’ils se rassemblent tous, qu’ils se présentent : ils prendront peur et se couvriront tous de honte ! Le forgeron aiguise un ciseau, il le travaille à chaud, lui donne une forme au marteau ; il y met toute son énergie. Mais le travail lui donne faim, le voilà sans force. S’il oublie de boire un peu d’eau, le voilà épuisé. Quant au sculpteur sur bois, il prend ses mesures au cordeau, trace le contour à la craie, travaille la pièce au ciseau et arrondit le tout au rabot. Il lui donne une forme humaine, une belle figure d’homme, qui restera dans une maison. On réserve un cèdre à couper, on choisit un chêne ou un térébinthe. On le laisse grandir parmi les arbres de la forêt. Ou bien on plante un pin ; la pluie le fera pousser. Ce bois servira aux hommes pour allumer du feu. Ils en prennent pour se chauffer ou pour cuire leur pain. Ou ils en font un dieu, devant lequel on s’incline, ils fabriquent une idole à qui l’on adresse des prières. Ils brûlent ainsi au feu la moitié de la bûche ; ils y font rôtir de la viande et en mangent à leur faim. Ou encore ils se chauffent en s’exclamant : Ah, je me réchauffe, quel plaisir de voir le feu ! Avec l’autre moitié de la bûche ils se fabriquent un dieu, ils se font une idole, ils s’inclinent devant elle et lui adressent cette prière : Tu es mon dieu, délivre–moi ! Ces gens n’ont rien dans la tête, ils ne comprennent rien. Ils ont les yeux collés, ils ne distinguent rien, et leur esprit est trop borné pour qu’ils saisissent quelque chose. Aucun ne réfléchit, aucun n’a le bon sens ni l’intelligence de se dire : J’ai brûlé la moitié de ce bois ; sur les braises j’ai cuit mon pain et rôti la viande que je mange. Ce que je fais de l’autre moitié n’est qu’une idole abominable. C’est devant un bout de bois que je viens m’incliner ! Non, leurs pensées s’attachent à ce qui n’est qu’un peu de cendre ; leur esprit égaré les fait déraisonner. Leur dieu ne les délivre pas, mais eux–mêmes ne se disent pas : Ce que je tiens dans la main n’est qu’un faux dieu, c’est évident."

Je voulais commencer par cette citation biblique et par une phrase que nous voyons au début, parfois à la fin de certains films : toute ressemblance avec des personnes ou des faits réels n’est que pure coïncidence. Car il suffit d’échanger quatre mots, et ce texte parle du marché, de la bourse, de la croissance. Oui car vous pouvez prendre une Bible et la lire pour vous demander quel Dieu parle. Vous pouvez rechercher ses textes fondateurs, ses mythes, etc. Et vous pouvez faire de même aujourd’hui avec l’économie de marché qui nous gouverne, telle qu’elle nous est présentée. Et, comme tant d’autres théologiens, je soupçonne fortement les idéologues, penseurs et communicants du système de nous avoir, tout simplement, volé notre langage ecclésial et biblique pour le transposer à ce que n’est (ou ne devrait être) que de l’ordre de l’économie, l’économie politique ou à la limite, de l’idéologie. Mais en aucun cas un système théologique, un système de croyances.

Vous remarquerez comme moi, que le capitalisme a aussi son dieu qui s’appelle marché avec ses grandes cathédrales (les bourses Paris New York etc.), avec plusieurs couches de classes sacerdotales qui vont du grand financier au trader en passant par les ministres de l’économie. Et vous, simples paroissiens, vous êtes en communion permanente avec ce dieu car vous n’avez pas le choix. Du matin au soir, et même en dormant vous l’êtes. En plus, vous pouvez, à tout moment, entrer dans une communion beaucoup plus profonde avec ce dieu en jouant en bourse depuis votre ordinateur, par exemple.

Vous remarquerez, aussi que ce dieu, curieusement ressemble en plusieurs caractéristiques au Dieu de la Bible : il est capable de créer ex nihilo (c’est-à-dire à partir de rien) ; il peut faire de miracles comme par exemple, faire disparaitre une partie de l’économie d’un pays et

la faire apparaître ailleurs (une délocalisation quelconque quoi), quand ce n’est pas l’économie entière d’un pays qui disparaît (la Grèce). Ce dieu peut aussi remettre à flot des banques que la cupidité des banquiers avait plongées dans une situation déplorable (ils avaient beaucoup, ils en voulaient plus…plus…plus). Ce dieu, comme Celui de la parabole du fils prodigue, est capable aussi de pardon pour certains de ses fidèles, pas pour tous. Et il utilise pour cela sa classe sacerdotale de luxe, c’est-à-dire, celle qui compose les états et les gouvernements qui vont, grâce sans doute à la force miraculeuse que leur dieu leur donne, sortir des milliards de rien (des milliards alors que nous sommes, disaient-ils fauchés), pour remettre à flot le système bancaire.

Permettez-moi aussi de rapprocher cet événement avec une autre parabole que je vous proposerai tout à l’heure à la lecture et à l’analyse : celle de la multiplication des pains. Vous ne voyez pas le rapport ? Les états (en tout cas l’Etat français) a prêté aux banques qui étaient au bord de la banqueroute à des taux tournant autour de 0.5%, ces mêmes banques vous prêtent cet argent à 5, 6, 8%. C’est-à-dire, non seulement on les renfloue mais en plus on leur donne de quoi regrossir. Dans la parabole, il faut donner à manger à 15000 personnes, au début il n’y a rien et la fin, nous dit le texte, 12 paniers pleins à craquer sont encore là.

Remarquez en dernier lieu que ce dieu, comme Celui de la Bible, est invisible, omniprésent et que difficilement on peut le convoquer devant un tribunal pour qu’il assume ses fautes et ses erreurs. Dans l’un comme dans l’autre cas, ce n’est jamais leur faute.

Et je pourrais continuer des heures avec cet exercice. Je vous rassure, je ne le ferai pas. C’était un simple détour pour vous montrer que le système possède aussi son dieu/ses dieux, ses mythes, ses légendes et ses textes fondateurs. Et que deux d’entre eux sont devant nous aujourd’hui dans le titre de notre rencontre et dans l’explication qui suit : le mythe du progrès et celui de la croissance. Surtout celui de la croissance : cette idée qui dit qu’il faut constamment élargir le gâteau. Pour quoi faire ? Distribuer plus et mieux ? Non, pas pour distribuer plus et mieux. Ils vont continuer à accaparer plus mais il y aura plus de miettes qui pourront tomber de la grande table.

Et j’ai peur, théologiquement parlant, et au risque de me faire liquider par mon ami Stéphane Lavignotte, que certaines idées de la décroissance soient aussi des espèces de contre mythes (comme dans la Torah vous avez deux mythes de la création). Avec cette fois-ci la terre, la planète et un certain idéal écologique comme paradigme théologique.

En tant que théologien (et vous n’êtes pas obligés d’être d’accord avec moi) je me dois d’affirmer que là où on oublie le Dieu de la Torah, le Dieu de Jésus Christ et son projet pour l’humanité, c’est comme dans la parabole rabbinique que je vous ai déjà racontée ici sur les deux hommes qui descendent par une cheminée : quand la question est mal posée, toutes les solutions sont fausses.

Plusieurs analyses économiques montrent bien que cette obsession de la croissance par rapport à l’emploi (et à plein d’autres choses) n’est en rien une vérité gravée dans le marbre. Il n’y a qu’à voir les dernières périodes de croissance et les conséquences sur l’emploi pour s’en rendre compte.

Quand Dieu met Adam et Eve au milieu de sa création Il leur dit « Croissez et multipliez », aussi bien vous que le reste de la création. Fructifiez est le terme exact. Les termes en hébreu sont forts et ils sont une invitation à parachever l’oeuvre commencée par l’Eternel. Et il y a derrière cette idée de « fructifier » une idée de progrès, mais de progrès en humanité. Le texte biblique nous dit que quand Israël est esclave en Egypte, malgré sa situation, il fructifie (et le texte biblique utilise les mêmes termes que dans le texte de la création). Et c’est pharaon qui le dit : « même esclaves sous mon règne ils sont en train d’accomplir cela, ils progressent. » Et il voit ça comme un danger. Il dit donc : « cette communauté est en train d’accomplir un dessein dangereux, il y a une humanité qui progresse et ça c’est un danger pour mon pouvoir et pour tout pouvoir. »

Donc il va oeuvrer d’une manière très aliénante (et encore une fois toute ressemblance avec des faits réels n’est que pure coïncidence): d’une communauté d’êtres humains il va chercher à faire des choses qui produisent. Il cherchera donc à dépersonnaliser les individus de cette communauté, à les déshumaniser. Pourquoi fait-il ça ? Parce qu’il ne veut pas voir une communauté qui progresse en humanité. Sa préoccupation principale c’est la croissance : la sienne, faire mieux et plus que celui qui était avant lui. C’est là que nous sommes dans une idolâtrie toute particulière qui interroge le sujet de notre rencontre : c’est celle de la virtualité. Pharaon est dans la virtualité, dans son rêve de croissance et de grandeur. Et pour que la virtualité fonctionne il faut en créer en permanence. Et donc faire des d’êtres humains des choses, et éliminer ceux qui s’obstinent à penser autrement.

Deux notions de progrès et d’évolution humaine s’affrontent donc dans ce texte : d’un côté, une évolution sociale et un progrès en humanité, une évolution d’un sens de ce que l’être humain doit être. Du côté de pharaon nous sommes dans la virtualité. Il y a un progrès aussi dans ce qu’il fait mais, vers quoi et pour quoi faire ? Le système des pharaons est le suivant : il faut faire toujours plus, produire toujours plus quitte à déshumaniser les êtres humains. Comment continue l’histoire dans la Torah ? Pharaon va progressivement non seulement aliéner les gens mais carrément les tuer. Il interdit la reproduction chez les hébreux, leur donne de moins en moins à manger et il les fait travailler plus (« travailler plus en mangeant moins ») dans un système qui est clos sur lui-même : une véritable usine à détruire. L’aliénation arrive à un tel point que le texte de la Torah nous dit que Dieu entend les cris du peuple : ils sont tellement déshumanisés qu’ils n’arrivent pas à parler, à s’exprimer, ils crient comme des bêtes, comme des animaux.

C’est pour cela qu’après les avoir libérés il leur rappelle constamment : « Je suis le Dieu qui t’a fait sortir d’Egypte où tu étais esclave ». Je suis le Dieu qui libère. Et ce n’est pas pour rien qu’ils sont 40 ans dans le désert : c’est aussi le temps de désapprendre pour réapprendre et assurer cette progression de la communauté et du projet qu’elle porte.

Avec ou sans il faut la justice

Donc, croissance ou pas, progrès ou pas, ce qu’il faut, pour le texte biblique, talmudique et évangélique, quoi qu’il arrive, quelle que soit la situation dans laquelle on se trouve en tant que société, c’est la recherche d’une certaine justice sociale. Dans la conception occidentale moderne, justice sociale signifie recherche d'une plus grande égalité des revenus

ou des patrimoines. Cette conception est absente, aussi bien de la Torah, que du Talmud et de ses commentaires ainsi que des Evangiles. L'inégalité des richesses y est admise comme une donnée et aucune mesure n'est prise pour la réduire en tant que telle, en tant qu'inégalité structurelle.

La justice sociale selon la Torah, consiste à lutter contre la pauvreté en visant à la supprimer. La société se divise, pour le texte biblique et ses commentaires, en deux groupes : l’un pouvant assurer les conditions de vie normale (une majorité), et une minorité spécialement défavorisée, misérable, exploitée et trop faible pour se défendre, désignée par le terme de pauvres. Pour le Talmud, justice sociale signifie non pas réduction des disparités de patrimoines ou de revenus, mais éradication de la pauvreté.

C’est ce que Maïmonide (XII siècle) à partir du Talmud, développe dans son commentaire (et j’en avais parlé un peu il y a deux ans ici même). La tzedaka, mal traduite par charité et plus proche de « justice sociale ».

Il y a un autre rabbin de notre époque qui dit que la Torah commence et finit avec la tzedaka : dans le livre de la Genèse lorsqu’Adam et Eve sont nus, Dieu leur apporte le vêtement. Et à la fin, c’est-à-dire, le Deutéronome, Moïse meurt et il n’a pas de tombe : Dieu creuse une tombe pour lui. Et il faut remarquer qu’autant les premiers que le deuxième ont été fautifs et ne n’avaient pas mérité pas cette action de la part de Dieu.

La tzedaka est tellement importante que le Talmud l'appelle souvent le commandement, comme si, d’un certain point de vue, la tzedaka constituait un concentré de toute la loi juive. Écoutons Maïmonide : Il faut être attentif à l'obligation de la tzedaka plus qu'à toute autre obligation. En effet la tzedaka est la marque distinctive du juste appartenant à la descendance d'Abraham ; le trône d'Israël ne s'affermit et la loi de vérité ne se maintient que par la tzedaka ; Israël ne sera libéré que par la tzedaka. Jamais un homme ne s'appauvrit par suite de la tzedaka, aucun mal, aucun dommage ne peut en résulter. De toute personne cruelle ou fermée à la pitié, il y a lieu de suspecter son origine car la cruauté ne se trouve que chez les peuples idolâtres. Tout Israël et ceux qui s'y associent sont comme des frères et si le frère n'a pas pitié du frère qui en aura pitié ? Vers qui les pauvres d'Israël peuvent-ils lever les yeux ? Est-ce vers les idolâtres qui les détestent et les persécutent ?

Si la finalité de la tzedaka - éradiquer la pauvreté - est claire, il s’ensuit que tous les moyens employés pour atteindre ce but ne sont pas équivalents. Maïmonide, faisant la synthèse de nombreux textes talmudiques, écrit: Il existe 8 degrés de valeur croissante dans l'accomplissement de la tzedaka . Le plus élevé consiste à soutenir la personne qui s'est effondrée, soit par un don, soit par un prêt, soit en s'associant avec elle, soit en lui fournissant un travail, de sorte de l'affermir suffisamment pour qu'elle n'ait plus besoin de demander l'assistance d'autrui. Ainsi le but ultime consiste à faire en sorte que la personne aidée échappe à la situation d'assisté. La plus haute valeur sociale, le principe qui guide tout, est de soutenir chaque membre de la collectivité suffisamment pour qu'il ne perde pas son autonomie ou la retrouve s'il l'a perdue. Il faut toujours faire attention : la tzedaka n’est pas la bonne action du jour ; c’est essayer de faire justice, c’est tenter de rétablir quelque chose qui, par les circonstances de la vie, a été déphasée. Comment pouvons-nous traduire ces principes sinon dans des politiques globales, au moins dans des initiatives à courte et moyenne échelle ?

Donner-leur vous-même à manger

Les apôtres se réunissent auprès de Jésus et ils lui rapportèrent tout ce qu’ils avaient fait et tout ce qu’ils avaient enseigné. Il leur dit : « Vous autres, venez à l’écart dans un lieu désert et reposez–vous un peu. » Car il y avait beaucoup de monde qui venait et repartait, et eux n’avaient pas même le temps de manger. Ils partirent en barque vers un lieu désert, à l’écart. Les gens les virent s’éloigner et beaucoup les reconnurent. Alors, à pied, de toutes les villes, ils coururent à cet endroit et arrivèrent avant eux. En débarquant, Jésus vit une grande foule. Il fut pris de pitié pour eux parce qu’ils étaient comme des brebis qui n’ont pas de berger, et il se mit à leur enseigner beaucoup de choses. Puis, comme il était déjà tard, ses disciples s’approchèrent de lui pour lui dire : « L’endroit est désert et il est déjà tard. Renvoie–les : qu’ils aillent dans les hameaux et les villages des environs s’acheter de quoi manger. » Mais il leur répondit : « Donnez–leur vous–mêmes à manger. » Ils lui disent : « Nous faut–il aller acheter pour deux cents pièces d’argent de pains et leur donner à manger ? » Il leur dit : « Combien avez–vous de pains ? Allez voir ! » Ayant vérifié, ils disent : « Cinq, et deux poissons. » Et il leur commanda d’installer tout le monde par groupes sur l’herbe verte. Ils s’étendirent par rangées de cent et de cinquante. Jésus prit les cinq pains et les deux poissons, et levant son regard vers le ciel, il prononça la bénédiction, rompit les pains et il les donnait aux disciples pour qu’ils les offrent aux gens. Il partagea aussi les deux poissons entre tous. Ils mangèrent tous et furent rassasiés. Et l’on emporta les morceaux, qui remplissaient douze paniers, et aussi ce qui restait des poissons. Ceux qui avaient mangé les pains étaient cinq mille hommes.

J’ai pris ce texte pour diverses raisons. Vous connaissez probablement l’interprétation la plus connue qui est celle du miracle : devant le peuple affamé non seulement d’enseignement mais aussi de nourriture solide et terrestre, Jésus réalise un miracle en multipliant le peu qui lui avait été apporté. Je voudrais partager avec vous une autre interprétation possible de ce texte qui ne va pas à l’encontre de l’interprétation disons officielle. J’ai du mal à croire à l’inconscience et au manque de discernement de ces gens qui sortent de leurs villages pour écouter Jésus. Je veux bien croire qu’ils sont complètement séduits par le charisme de cet homme qui guérit et prêche. Mais pas au point de ne pas prévoir un minimum de casse-croute et d’eau lorsqu’ils s’éloignent de chez eux. Surtout qu’en suivant ce Jésus on ne sait jamais quand on rentre (on ne sait même pas si on rentre). Je suis enclin à croire que chacun a sur soi quelque chose à donner, de quoi mettre au pot commun. Mais l’égoïsme propre à tout être humain, le fait logique de penser à son clan (je garde ce que j’ai pour ma famille, je ne vais pas prendre le risque d’affamer les miens, qui sont ma priorité) fait que même les disciples n’envisagent pas une solution, une sortie en commun. Ils ne disent pas : tiens on va voir ce que chacun a et on va le mettre en commun ; ils ne pensent pas à faire un appel aux gens, à leur bonne disposition en demandant qui voudrait collaborer à la marmite. Non, ils pensent eux aussi à une solution individuelle et au chacun pour soi.

Jésus, et c’est en cela que le texte m’intéresse pour notre réflexion, les met devant un problème apparemment insoluble : donnez-leur vous-même à manger. Et je pense que le

miracle qui s’accomplit est celui du partage. L’attitude de Jésus de rassembler tout ce qu’ils avaient pour le mettre au profit de tous, enclenche un mouvement qui ne s’arrête pas et chacun/chacune sort aussi ce qu’il peut et le met au profit de toute la communauté.

Et le texte nous dit que non seulement tout le monde mange et boit à sa faim mais qu’en plus, douze paniers sont récoltés. C’est-à-dire que nous sommes partis d’un problème pour lequel on n’apportait que des solutions individuelles (avec le lot d’injustice aussi parce que rien ne dit que tous avaient de quoi s’acheter à manger) ; ce qui aurait impliqué que la solution prônée par les disciples « chacun se démerde » envoie à l’injustice de la situation sociale et à la reproduction des inégalités en plus d’être une fuite en avant et un lavage de mains (ce n’est pas mon problème de nourrir tout ce monde).

Nous sommes donc partis d’une situation où le chacun pour soi est la règle pour arriver à une situation de partage qui non seulement donne une solution satisfaisante à tous, qui permet que cette communauté avance ensemble (sinon ils se seraient dispersés pour aller chercher de quoi manger) mais en plus la situation enclenche une dynamique qui grandit d’elle-même puisqu’il y a encore douze paniers remplis …donc il y a de la place pour d’autres. Il y a là une idée de progrès à expérimenter. Comment traduit-t-on cela dans le contexte de notre société ? Vous attendez une réponse, non seulement vous ne l’aurez pas mais en plus, c’est vous qui allez nous le dire après le travail en groupe.

Le bon samaritain : la solidarité sans limites

Luc 10 :25-37 "Un maître de la loi intervint alors. Pour tendre un piège à Jésus, il lui demanda : Maître, que dois–je faire pour recevoir la vie éternelle ? Jésus lui dit : Qu’est–il écrit dans notre loi ? Qu’est–ce que tu y lis ? L’homme répondit : Tu dois aimer le Seigneur ton Dieu de tout ton coeur, de toute ton âme, de toute ta force et de toute ton intelligence. Et aussi : Tu dois aimer ton prochain comme toi–même. Jésus lui dit alors : Tu as bien répondu. Fais cela et tu vivras. Mais le maître de la loi voulait justifier sa question. Il demanda donc à Jésus : Qui est mon prochain ? Jésus répondit : Un homme descendait de Jérusalem à Jéricho, lorsque des brigands l’attaquèrent, lui prirent tout ce qu’il avait, le battirent et s’en allèrent en le laissant à demi–mort. Il se trouva qu’un prêtre descendait cette route. Quand il vit l’homme, il passa de l’autre côté de la route et s’éloigna. De même, un lévite arriva à cet endroit, il vit l’homme, passa de l’autre côté de la route et s’éloigna. Mais un Samaritain, qui voyageait par-là, arriva près du blessé. Quand il le vit, il en eut profondément pitié. Il s’en approcha encore plus, versa de l’huile et du vin sur ses blessures et les recouvrit de pansements. Puis il le plaça sur sa propre bête et le mena dans un hôtel, où il prit soin de lui. Le lendemain, il sortit deux pièces d’argent, les donna à l’hôtelier et lui dit : Prends soin de cet homme ; lorsque je repasserai par ici, je te paierai moi–même ce que tu auras dépensé en plus pour lui. Jésus ajouta : Lequel de ces trois te semble avoir été le prochain de l’homme attaqué par les brigands ? Le maître de la loi répondit : Celui qui a été bon pour lui. Jésus lui dit alors : Va et fais de même."

J’ai choisi cet autre texte par rapport à certaines déclarations et projets politiques que je lis et j’entends. Je m’explique : la question « qui est mon prochain ? » est loin d’être anodine. Et la réponse qu’on donne établit un comportement à suivre aussi bien que des projets et même des lois. Et encore une fois, toute ressemblance avec la réalité n’est que pure coïncidence. Voyons pourquoi : le concept du prochain avait beaucoup changé dans le temps, depuis l’antiquité jusqu’au temps de Jésus. Et ce n’est pas un progrès mais plutôt une involution. Au départ le prochain c’est tout le monde, tous les autres (tzedaka oblige) même l’étranger et l’esclave qui habitent parmi vous, comme dit le texte. Petit à petit, et sans que l’on sache vraiment pourquoi, ce concept se rétrécit. Et le prochain devient, non pas tout le monde, mais les juifs et les prosélytes (les non juifs convertis au judaïsme). Plus tard ce fut seulement les juifs pour finir à l’époque de Jésus par une conception fermée de la part des pharisiens dans laquelle les prochains sont ceux du même groupe que moi.

La parabole que Jésus raconte et la question qu’il pose, cassent complètement cette logique communautaire fermée pour replacer la solidarité au-delà des nations, des croyances, de race ou de sexe.

Vers quel progrès ?

Quelle idée de progrès voulons-nous mettre en avant. Faisons un résumé un peu gros : voulons-nous partir de Francis Bacon au XVIème siècle avec la notion de progrès comme possibilité de faire tout ce qui est possible et qui, aujourd’hui, ne l’est pas (même vaincre la mort), ou celle des Lumières avec cette idée optimiste du progrès moral, spirituel et matériel infini de l’humanité par, entre autres, la lutte contre l’ignorance et l’activité de la science ? C’est peut être celle de l’encyclique Populorum Progressio de Paul VI dans laquelle on interpelle le progrès économique par l’intermédiaire de la doctrine sociale de l’église catholique ? Il écrivait entre autres : « Etre affranchis de la misère, trouver plus sûrement leur subsistance, la santé, un emploi stable; participer davantage aux responsabilités, hors de toute oppression, à 1'abri de situations qui offensent leur dignité d'hommes; être plus instruits; en un mot, faire, connaître, et avoir plus, pour être plus: telle est l'aspiration des hommes d'aujourd'hui, alors qu'un grand nombre d'entre eux sont condamnés à vivre dans des conditions qui rendent illusoire ce désir légitime. »

Ou encore : "Emplissez la terre et soumettez-la (19)": la Bible, dès sa première page, nous enseigne que la création entière est pour l'homme, à charge pour lui d'appliquer son effort intelligent à la mettre en valeur, et, par son travail, la parachever pour ainsi dire à son service. Si la terre est faite pour fournir à chacun les moyens de sa subsistance et les instruments de son progrès, tout homme a donc le droit d'y trouver ce qui lui est nécessaire. Le récent Concile l'a rappelé: "Dieu a destiné la terre et tout ce qu'elle contient à l'usage de tous les hommes et de tous les peuples, en sorte que les biens de la création doivent équitablement affluer entre les mains de tous, selon la règle de la justice, inséparable de la charité (20)." Tous les autres droits, quels qu'ils soient, y compris ceux de propriété et de libre commerce, y sont subordonnés : ils n'en doivent donc pas entraver, mais bien au contraire faciliter la réalisation, et c'est un devoir social grave et urgent de les ramener à leur finalité première.

Pour être honnête l’idée de progrès n’existe pas réellement dans la Bible. Le progrès, je me répète, c’est parfaire l’oeuvre de la Création que l’Eternel a volontairement laissé inachevée. Et ce « progrès » pour le Dieu de la Torah et de Jésus est forcément un processus constant de désaliénation. Ce processus qui part avec la loi de Dieu commençant par la Genèse, prévoit un progrès constant dans le sens de l’humanité. On progresse, on rectifie chaque fois que ça ne va pas, à chaque fois qu’on a laissé rentrer l’aliénation dans nos relations interpersonnelles. Et pour la Bible, qui dit aliénation dit aussi idolâtrie. C’est-à-dire que non seulement on a laissé tomber le Dieu de l’alliance mais on lui a substitué un autre dieu fait par nos propres mains.

Si notre idée de progrès n’est basée que sur un concept entièrement matériel (c’est déjà pas mal), sur une idée de progrès pour et par les humains sans Dieu et sans tenir compte du transcendant lié à l’histoire de l’homme, le théologien que je suis dit qu’il faut soupçonner cette idée systématiquement. Cette notion du progrès n’est-elle pas idolâtre ? Et il faut se demander, même si cette conception du progrès a les meilleures intentions du monde, quel dieu sert-elle ? Quelle humanité produit-elle ?

Conclusion

Emploi, croissance, décroissance, progrès…Comme je vous l’ai dit au début, ces termes n’existent pas dans la Bible. Et devant chacun d’eux le texte biblique et la réflexion théologique vont poser un regard de soupçon. Celui qui manie ces termes, dans quel sens le fait-il ? Que produit-t-il à partir de ces concepts ? Quelle humanité construit-il à partir de ces concepts ? Quel dieu finalement sert-il, et avec quelles valeurs ?

Devant chaque interrogation sociétale comme celle de l’emploi, du progrès et de la croissance/décroissance, le texte biblique va donc avoir d’abord ce regard de soupçon pour découvrir l’idole qui se cache derrière, sachant que l’idole exige sacrifice et donc déshumanise. Et ensuite il dira : il n’y a pas de solution sociétale qui ne parte d’une solution particulière. Et la solution pour le macro passe par la démultiplication et l’adaptation de la solution micro. Devant chacun des problèmes sociétaux posés, comme aujourd’hui celui de l’emploi, le texte biblique et son commentaire répondront toujours de la même manière : justice, justice, justice.

Il faut de la croissance pour s’attaquer au problème de l’emploi…non, il faut de la justice. Il faut de la décroissance pour s’attaquer au problème et par la même occasion sauvegarder la planète…non, il faut de la justice pour accomplir vraiment tout cela.

Je finirais comme d’habitude avec une parascha d’un texte de l’exode et une parole de Jésus: "Ils se sont vite détournés de la voie que je leur avais présentée, ils se sont faits un veau en métal, se sont prosternés devant lui, ont sacrifié en disant: "Voilà ton dieu, Israël, qui t'a fait sortir du pays d'Egypte ". (Exode, 32, 8)

Le peuple d’Israël avait eu le privilège d’assister à un phénomène unique dans l’histoire des

hommes: Dieu lui-même s'était révélé à lui au Sinaï et lui avait fait connaître Sa volonté. Et tous, comme un seul homme, nos ancêtres Lui avaient juré obéissance et fidélité.

Pourtant, il a suffi de l'absence prolongée de Moïse, retenu auprès de l'Eternel, pour que nos ancêtres en arrivent à douter de Dieu et exigeant d'Aaron qu'il leur confectionne une idole.

Ils ont même été jusqu'à offrir l'or de leurs bijoux pour qu'on en façonne leur " Dieu ". Tout se passait comme s'ils avaient déjà oublié la Révélation, comme si, en y mettant fin, Dieu s'était retiré de leur vie et se devait, à leurs yeux, d'être remplacé.

Certes nos ancêtres avaient une circonstance atténuante: ils avaient vécu toute leur existence dans un milieu idolâtre. Mais en vérité ce fait passé n'excuse pas les enfants d'Israël : la Révélation leur avait fait connaître et approcher Dieu d'une façon telle que, plus jamais, ils n'auraient dû être tentés de se tourner vers l'idolâtrie. De nos jours, on pense que l'idolâtrie a disparu à tout jamais. Qui croit encore qu'une statuette ou une image est un Dieu capable de nous aider et de nous comprendre ? Certes; mais le "veau d'or " peut, aujourd'hui encore, entraîner l'homme loin de Dieu.

S'il nous arrive de considérer que l'or, la richesse, les biens matériels, sont au-dessus de tout et constituent le premier but à atteindre dans la vie, nous arriverons forcément à tout leur sacrifier. Les principes moraux, la famille, les amis, Dieu lui-même seront obligés de s'effacer devant nous, dans toute la mesure où nous les considérerons comme un obstacle à l'acquisition des richesses que nous convoitons.

Oui, le veau d'or est toujours debout. A nous de savoir nous détourner de lui et ne pas nous abaisser au point d'en faire l'objet de notre adoration.

Roberto Beltrami est pasteur de l'Eglise protestante unie de France. Il est attaché à la Mission Populaire, pasteur de La Fraternité "La Belle de Mai" à Marseille. Cet article est le texte qu'il a rédigé pour la rencontre de la Mirly-Solidarités à Lyon en janvier 2013

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