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La fécondité économique de la grâce

Par Richard Bennahmias

Des schémas idéologiques de crise qui font flores aujourd'hui, il en est un qui nous frappe d'impuissance tragique. Il peut se résumer ainsi: «monde clos, avenir bouché». Il est foncièrement malthusien et frappe autant notre vision de l'écologie que de l'économie. Le XXème siècle n'en finit pas de mourir aujourd'hui d'une malédiction prononcée sur la fécondité humaine: de nouveau on prétend qu'il n'est de richesse que de la terre et que l'essentiel consiste à répartir le moins mal possible des ressources limitées. L'alternative fondamentale qui résume les enjeux de la crise économique dans laquelle nous nous débattons est la même que celle que révéla la critique marxiste au tout début de l'ère industrielle, mais à laquelle seuls les principes keynésiens de macroéconomie surent trouver temporairement une issue positive. Quoi qu'en disent à longueur de colonnes les sectateurs du néolibéralisme, seules les promesses dont restent porteuses les trente glorieuses offrent à notre société en crise des espérances de débouché sur un avenir heureux.

Les principes qui présidèrent aux Trente Glorieuses sont en rapport direct avec la foi en une grâce première dont l'homme serait le destinataire privilégié: il s'agit de savoir si, oui ou non, il n'est de richesse que du travail des hommes, si, oui ou non, la sueur de notre front est productrice de pain. Il dépend de cette ouverture vers la grâce que représente la possibilité quasi divine laissée à l'homme malgré (ou à cause de) la chute de créer des richesses par son activité.

Soit notre économie est organisée et gérée comme un jeu à somme non nulle où des arrangements négociés permettent à chacun d'atteindre un gain maximum, soit elle est gérée comme un jeu à somme nulle où ce que l'un gagne, l'autre le perd. D'un coté, la coopération négociée des intérêts catégoriels passe par la reconnaissance de l'autre partenaire social comme tel; de l'autre coté, le refus de «céder aux intérêts catégoriels», c'est à dire le refus de reconnaître les altérités constitutives du jeu social, organise la guerre de tous contre tous sous couvert de laisser la main invisble du marché répartir au plus juste des ressources limitées.

Nous en sommes là aujourd'hui. Le néolibéralisme anglo-saxon, appuyé sur la conception hobbsienne de la guerre de tous contre tous et sur la conception malthusienne d'un monde clos aux ressources limitées a réussi en quarante ans à ancrer dans nos esprits la moins grâcieuse et la plus improductive de ces deux conceptions. Les pauvres ne sont plus considérés ni comme des producteurs, ni comme des consommateurs potentiels. Ce sont des inadaptés qui doivent disparaître. Les lois de la sélection naturelle ont pour fonction d'en limiter l'inquiétante prolifération.

Comme il n'est aujourd'hui de richesses qu'arrachées au détriment des générations futures à une Terre à la limite de l'épuisement et de l'asphyxie et puisque les hommes publics les mieux intentionnés nous disent qu'il n'y aura pas assez de place pour tout le monde, la seule solution au problème de la pauvreté réside dans l'élimination naturelle des pauvres par la réduction de leur espérance de vie. Le moyen le plus indolore et le plus sûr d'y parvenir réside dans une réduction des dépenses publiques de santé... en attendant la réouverture des bagnes. La sécurité sociale et les assurances chômages produisent des bouches inutiles. Dans la plus pure ligne malthusienne, il suffit pour les supprimer de laisser faire la main invisible de l'évolution naturelle des espèces animales dont la loi du marché n'est qu'un corolaire.

Croire qu'il y a malgré tout une issue au tragique, c'est croire que notre finitude n'est pas une finitude close, mais qu'elle est ouverte sur des résurrections et des fécondités possibles. Qui pariera aujourd'hui sur la fécondité de l'activité humaine, qui osera engager l'avenir sur elle? Qui osera prendre du crédit sur l'avenir? Au nom de quelles promesses? Que nous ayons désormais, et le christianisme aidant, pris conscience des limites de notre finitude et de celle de notre monde, soit! Mais rappeler l'homme à sa condition de créature exige plus que cela. À cause de la Croix et de la Résurrection qui nous assurent que seul l'Amour est créateur, notre condition de créature signifie que, pour être passagère, notre vie, comme celle de notre monde, est appelée à passer au travers des crises: «Nous avions reçu en nous-mêmes notre arrêt de mort; notre confiance ne pouvait plus se fonder sur nous-mêmes, mais sur Dieu qui ressuscite les morts. C'est lui qui nous a arraché à une telle mort et nous en arrachera; en lui nous avons mis notre espérance, il nous en arrachera encore.» (2 Cor 1/9 et 10). Tel est l'Évangile de la Vie!

Face à la crise, notre christianisme doit se sentir tout aussi responsable de la poursuite du désenchantement du monde à laquelle il n'a cessé de contribuer que de la possibilité de croire aux lendemains qui chantent, pour ridicule que soit aujourd'hui la formule, victime de la chute totalitaire de l'espérance socialiste. Si le pragmatisme est la forme moderne de la reconnaissance de la finitude, rien n'interdit qu'un pragmatisme de l'Amour vienne faire pièce au cynisme qui s'impose de nouveau aujourd'hui comme une forme abâtardie du pragmatisme. Pour ce faire, il suffit de commencer par se rappeler à temps et à contretemps cette évidence pragmatique qui rendit Jésus suspect: la Loi est faite pour l'homme et non l'homme pour la Loi. Les lois du marché doivent aussi être soumises à cette évidence. Encore faut-il croire que les lois du marché ne sont pas plus sacrées que celles de la pesanteur et de la mécanique des fluides. Est-ce par grâce? Toujours est-il qu'il est offert à l'homme d'utiliser pragmatiquement ces dernières pour s'élever dans les airs.

Aussi rudimentaires et inadaptés que soient les outils que Keynes avait mis à la disposition de l'économie politique, c'est ce qu'il avait compris. Ceux qui aujourd'hui traitent les solutions keynésiennes qui présidèrent à notre prospérité de solutions rétrogrades sont ceux qui renvoyaient les pionniers de l'aviation au mythe d'Icare et avaient poussé l'arrogance scientiste jusqu'à donner des démonstrations de l'impossibilité du vol humain.

De quoi s'agit-il? De réouvrir le domaine de l'économie à des critères et des buts qui lui soient extérieurs. Que le Dieu de Jésus-Christ soit nommé ou non comme la source de l'Amour qui commande à cette réouverture, l'enjeu, c'est la reconquête politique, sociale et familiale de l'économie au profit de l'homme, à commencer par le plus faible; c'est, par sa soumission à des lois dont les origines et les fins lui seront étrangères, une réouverture de l'économie à des critères autres que ceux qu'elle prétend se donner elle-même, dans une mortelle et stérile involution sur elle-même. Malgré les péchés dont furent entachées les Trente Glorieuses (colonialisme, pollution industrielle, etc...), aussi précaire que fut la prospérité à laquelle elles nous conduisirent, elles témoignent de la réussite possible de telles tentatives d'ouverture de l'économie à des critères familiaux, sociaux ou politiques humanistes. Qui plus est, leur gloire passagère ne se fondait pas sur une vision du monde totalitaire, mais sur des ambitions à l'échelle humaine: plus de nourriture, plus de confort, plus de culture, plus de santé, etc. il est bon à cet égard de relire le préambule de la Constitution de 1946: c'est le programme des Trente Glorieuses. Les principes qui présidèrent à leur surgissement furent la meilleure machine de guerre qu'on n’ait jamais inventé contre le totalitarisme. Ces principes jetés aux orties, nous nous y précipitons à nouveau à grands pas.

Mais surtout, les Trente Glorieuses témoignent d'un des rares réelles inventions du XXème siècle : celle d'une économie fondée sur l'idée d'un finitude ouverte, d'une économie fondée non seulement sur le partage mais aussi et surtout sur la multiplication. Nous avons aujourd'hui à choisir entre une économie qui se contente de partager des richesses dont on s'évertue à nous prouver qu'elle sont limitées à la portion congrue et une économie mise au service de la capacité offerte depuis toujours à l'homme déchu de créer des richesses à la sueur de son front: une économie de la multiplication.

Richard Bennahmias est pasteur de l'Eglise protestante unie de France. Il est actuellement, en tant qu'envoyé, pasteur de l'Eglise Wallonne d'Amsterdam et de Haarlem.

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