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L'éloge des marges

Par Caspar Visser 't Hooft

Quand il nous appelle à nous considérer comme des serviteurs « inutiles » (Luc 17, 1 – 10), Jésus ébranle les bases d’une société qui prétend pouvoir déterminer le degré d’utilité des hommes qui la composent. C’est le texte « anti-utilitariste » par excellence. L’homme tire sa raison d’être et sa valeur non pas de son « utilité » - ou de sa « rentabilité » - il la reçoit comme un don gratuit qui l’appelle à un service libre dans un esprit de pure reconnaissance. Qu’il soit libre, et que sa réponse soit libre, voilà ce que nous rappelle la fameuse parabole du semeur (Matth. 13, 3 – 8). Elle nous dit que celui qui donne doit le faire avec le geste du semeur qui ne sait pas d’avance si la semence va trouver de la bonne terre pour se développer et devenir une plante. Il sème donc sans se poser la question de la rentabilité. Il donne sans calculer, sans vouloir savoir à l’avance si oui ou non son don lui rapportera quelque chose en retour.

L’Evangile ne donne pas le programme de la mise en place d’une économie basée sur le don gratuit et sur le refus de réduire les hommes à leur valeur-utilité. Par des paraboles et de nombreux récits, il nous montre comment les rapports entre les hommes peuvent radicalement changer à partir du moment où la gratuité y remplace l’esprit du donnant-donnant, de la rentabilité. Ces passages nous interpellent et nous invitent à sauvegarder, et si possible à créer, des espaces où la gratuité dans les rapports domine, et cela au sein même de notre monde régi par les lois de la rentabilité L’Evangile nous invite à considérer ceci comme de l’ordre du possible. Ce sont des signes.

Prenons un exemple très concret qui figure cette fois-ci dans l’Ancien Testament, dans ce livre apparemment obscur et ésotérique qu’est le livre du Lévitique. Au chapitre 19 il est dit : « Quand vous moissonnerez vos terres, tu ne moissonneras pas ton champ jusqu’au bord et tu ne ramasseras pas la glanure de ta moisson ; tu ne grappilleras pas non plus ta vigne et tu n’y ramasseras pas les fruits tombés ; tu les abandonneras au pauvre et à l’émigré. C’est moi, le Seigneur, votre Dieu » (versets 9 - 10). Qu’est-ce que cela veut dire ? Bien sûr, cette loi a été écrite il y 2500 ans. La société était différente de celle d’aujourd’hui. Il faut donc voir quel était l’esprit de cette loi, c’est-à-dire regarder plus loin que la lettre afin de dégager l’esprit. Il me semble que cette loi nous appelle à dénoncer la logique de la rentabilité à 100% qui de plus en plus caractérise et pourrit notre système économique. On parle de stress et d’harcèlement au travail, on entend parler de suicides : des personnes n’en peuvent plus, et ce sont toujours les plus consciencieux les plus malheureux. Cette course à la rentabilité 100% ! Cette idée, devenue monnaie courante, selon laquelle la seule raison d’être du travail est de s’inscrire dans cette perspective ! Et la misère des employés de beaucoup d’entreprises et de bien d’autres instances (car cet esprit de rentabilité à 100% est en train d’envahir tous les domaines de la société) qui ainsi se voient complètement instrumentalisés ! Et ce ne sont pas les « relations humaines », les « médiations », le « coaching » et les « psys du travail » qui changeront la donne. Ce ne sont que des petits palliatifs au service du système. « Quand vous moissonnerez vos terres, tu ne moissonneras pas ton champ jusqu’au bord… ». Apparemment, selon la loi du Lévitique, Dieu ne veut pas la rentabilité à 100%, il ne veut pas que nous devenions les esclaves de cette logique. Il veut des marges, il veut de la souplesse, car c’est dans ces marges, dans cette souplesse que l’humanité peut être humaine. L’homme est fait pour travailler, mais non pas pour être esclave d’un seul objectif. Il travaille avant tout pour simplement gagner son pain, pour nourrir sa famille, pour avoir des bons rapports avec ses collègues au travail, pour faire du travail « bien fait » dont il peut être fier – et « bien fait » et « 100% rentable » n’est pas la même chose. Et puis, selon cette loi dans le Lévitique, Dieu veut que nous soyons solidaires avec celles et ceux qui ont eu moins de chance dans la vie que nous : « …tu ne ramasseras pas les fruits tombés, tu les abandonneras au pauvre et à l’émigré ». Il faut des marges de liberté et d’humanité, aussi dans notre système économique, de la souplesse dans nos rapports au travail, de la solidarité avec ceux que notre système écrase. Lévitique – Ancien Testament – est-ce que ceci a quelque chose à voir avec l’Evangile ? Sans conteste, car d’où Jésus a-t-il tiré son commandement de l’amour du prochain ? Du même chapitre 19 du Lévitique, c’est quelques versets plus loin, verset 18 « C’est ainsi que tu aimeras ton prochain comme toi-même ». C’est ainsi…

Caspar Visser 't Hooft ("Gaspard" Visser 't Hooft) est pasteur de l'Eglise protestante unie de France, à Orange-Carpentras. Ce texte a servi comme intruduction à une des 6 conférences qui eurent lieu à Orange en 2012 sur le thème "L'économie pour l'homme ou l'homme pour l'économie?"

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