Multiplication des pains: cauchemar des économistes mainstream
- casparvth
- 20 mars 2014
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Sur Matthieu 14, 13 - 21
« Renvoie donc les foules, qu’elles aillent dans les villages s’acheter des vivres ». Les boulangers et les poissonniers ont dû se frotter les mains à la vue de cette foule qui s’était rassemblée près de leurs villages, ils pensaient pouvoir compter sur des bonnes affaires. A force d’écouter cet espèce de rabbin, appelé Jésus, ils allaient avoir faim, les foules, d’autant plus qu’il commençait à se faire tard. Les boulangers s’étaient fait apporter quelques sacs de farine en plus afin d’augmenter la quantité de pains à cuire et à vendre, les poissonniers avaient vite fait de hausser le prix de leurs poissons, en prévision d’une augmentation significative de la demande – et plus la demande est grande, plus l’article demandé devient rare, et plus l’article demandé est rare, plus il devient cher. Oui, ils étaient contents, les boulangers et les poissonniers : 5000 hommes, sans compter les femmes et les enfants ! Voilà une aubaine ! Le soir arrive, ils attendent, tout est prêt… ils attendent – personne ne vient. C’est quoi, çà ? Elle n’est pas partie, la foule. On aurait vus passer les gens. Non, rien. On ne comprend pas. Et puis voilà quelqu’un qui se présente, il s’était mêlé à la foule – il est hors d’haleine : un miracle ! Ils n’avaient que cinq pains et deux poissons, et ils ont tous mangé à satiété ! Tous, hommes, femmes, enfants – ils étaient plus de 5000, bien plus !... Les boulangers et les poissonniers se regardent, ils disent – non, je ne répète pas ce qu’ils disaient, ce n’était pas un bien joli mot. Mais par ce mot ils exprimaient leur déception, et aussi leur colère. C’est quoi, çà !? Cette espèce de rabbin, ce faiseur de miracles, il nous a lésés dans nos affaires, il nous a volés !
Le miracle de la multiplication des pains n’est pas un petit extra de la part de Dieu, un petit geste de consolation, un petit acte de bienfaisance charitable pour apaiser une foule affamée – juste assez pour leur enlever l’esprit de révolte. Un petit extra qui ne changerait en rien la donne qui est celle d’un monde dominé par la cupidité et le calcul érigés en système. Le miracle de la multiplication des pains est un acte subversif. Par ce miracle, Jésus déjoue nos calculs, et il met la pagaille dans le système. Vous les voyez, les pauvres boulangers, avec leur surplus de pains qu’ils n’arrivent pas à écouler et qu’ils seront obligés de jeter le lendemain, ou de donner aux bêtes (ce qui est toujours ça – mais enfin… ). Et ces pauvres poissonniers. Ils seront obligés de baisser à nouveau le prix de leur produits, le ramener au prix normal – seulement, voilà quelques uns de parmi eux qui, en prévision de cette vente dont ils avaient tant espéré, s’étaient engagés auprès d’autres commerçants : je t’achète ce bateau ou ce nouveau filet, voilà je signe le contrat, et je te paie demain. Demain ? Oui, vous tu n’as pas vu cette grand foule, là tout près ? Bientôt, ils auront faim, ils viendront s’acheter du poisson. Et comme la demande sera énorme, j’ai haussé le prix de façon considérable. Donc, j’aurai de quoi te payer. Ca, c’est le marché – non ? Les pauvres, comment vont-ils faire maintenant pour payer le nouveau bateau, ou le filet tout neuf ? C’est beau, ce miracle – c’est beau la générosité, la gratuité, mais – oui, cela met la pagaille dans le système, dans nos calculs. Cauchemar pour les économistes de l’école de l’équilibre parfait, les économistes mainstream. En ce sens, le miracle est subversif. Et tout ce qui est subversif nous place forcement devant un choix : est-ce qu’on choisit le statu quo, ou est-ce qu’on choisit ce qui réfute le statu quo ? Est-ce qu’on choisit de se laisser dominer par un système basé sur l’avidité et le calcul ou est-ce qu’on se soustrait à cette domination en s’inspirant des gestes de générosité, de grâce gratuite de Jésus-Christ, Fils de Dieu ? L’un exclut l’autre. Il faut choisir.
Vous savez, nos calculs se basent toujours sur l’idée selon laquelle les choses sont rares ainsi que sur la peur du lendemain. Par son geste, qui rappelle le miracle de la manne, Jésus, Fils de Dieu, nous invite aussi bien à changer le regard que nous portons sur la réalité qu’à apprendre à avoir confiance. Son geste n’est pas un miracle dans le sens d’acte magique – sens vulgaire du mot. Le geste de Jésus est avant tout un message qu’il nous adresse. Auprès de Dieu il n’y a pas de rareté, il y a abondance. Et pour montrer que cette abondance ne consiste non pas en des biens soi-disant spirituels – d’ailleurs, ce serait quoi, ça ? – ou en des biens célestes dont nous serions comblés seulement après notre trépas, mais en des biens bien concrets, biens de ce monde, le voilà qui multiplie la chose la plus banale, et la plus essentielle pour notre vie, sans quoi nous ne pourrions vivre : du pain, du poisson, en somme de la nourriture de base. Des biens spirituels, des biens célestes, comme de toute façon on ne sait pas ce que c’est, on peut très bien s’imaginer que ce soit abondant. Mais cela ne nous concerne pas dans l’immédiat. Dans l’immédiat, on peut s’en passer. Mais le pain, le poisson, la nourriture, toutes les ressources dont nous avons besoin pour vivre quotidiennement, là nous avons bien du mal à s’imaginer l’abondance. Tout essaye nous fait croire que les ressources de ce monde soient rares. Et puisqu’elles sont rares, il faut soit lutter pour - chacun pour soi – soit le partager, mais alors ce sera de façon pénible et formaliste, par la contrainte et sans satisfaire personne. Si l’on considère la réalité comme marquée par la rareté des ressources, on sera forcement amené à trouver tout-à-fait normal que certain possèdent ce dont ils ont besoin, voir plus de ce dont ils ont besoin, et d’autres pas – « C’est normal, puisqu’il n’y a pas assez » - ou bien, dans le cas où l’on aurait partagé ces ressources dans un souci d’égalité, on trouvera que ce qu’on aurait ainsi reçu soit toujours peu de chose. Personne n’a plus ni moins que moi, mais enfin, j’ai quand-même très peu, juste assez, mais c’est quand-même très chiche. Par son geste, Jésus, Fils de Dieu, nous invite à changer le regard que nous portons sur la réalité. Et ce changement de regard, voilà le miracle. Et en effet, dire que la réalité est marquée par la rareté de ses ressources n’est autre qu’une appréciation. C’est un peu comme la bouteille à moitie vide. Pourquoi dire « à moitié vide » et non pas « à moitié pleine » ? Jésus va plus loin : il nous montre que la réalité, qui est bonne création de Dieu, son Père, notre Père, n’est pas à moitié abondante seulement – encore moins à moitié vide – mais pleinement abondante. Si abondante que la réalité ne peut même pas la contenir, cette abondance déborde la réalité – c’est ce qui est signifié par les restes : douze paniers remplis de restes… Jésus ne nous présente une théorie économique pour expliquer cette abondance, il fait plus : il change notre regard, et ce changement de regard est plus subversif que toutes les révolutions politiques imaginables. Changement de regard qui forcement s’exprime par des actes – actes qui sont autant de signes de cette réalité marquée par l’abondance, le débordement de l’abondance qui avec Jésus, en Jésus, devient actualité pour nous. Laissez hurler les boulangers et les poissonniers : un jour, ils comprendront qu’ils gagnent plus en se laissant emporter par la dynamique de générosité et de grâce que le miracle de la multiplication des pains et des poissons a enclenché plutôt que par leurs petits calculs et combines.
Mais le miracle de la multiplication des pains nous dit plus encore. Ce miracle nous renvoie aussi à l’histoire du don de la manne dans le désert. Vous vous rappelez ? Pendant quarante ans le peuple Israël devait marcher dans le désert. Mais ils n’avaient pas à se faire des soucis au sujet de la nourriture : Dieu leur pourvoyait en de quoi manger, en faisant tomber chaque matin, sur le sol, autour du campement, cette nourriture mystérieuse mais apparemment nourrissante appelé « la manne ». Or, ce don de la manne s’accompagnait d’un ordre sévère : vous ramasserez ce dont vous avez besoin pour la journée, mais vous n’en gardez pas pour le lendemain – la seule exception étant le vendredi, là vous pouvez ramasser une portion double, de sorte à ce que nous n’ayez pas à faire ce travail le samedi, jour du jour repos, du sabat. La raison de cette interdiction ? C’était d’apprendre au peuple de ne pas avoir peur du lendemain, d’avoir confiance : Dieu chaque jour à nouveau pourvoira. Et depuis nous le savons, et le miracle de la multiplication des pains nous le rappelle : stocker, capitaliser, c’est manquer de confiance, c’est manque de foi. Qu’est-ce que nous prions ? – « Donne-nous le pain d’aujourd’hui, de demain, d’après-demain, de la semaine à venir, du mois à venir… ». Non, nous prions : « Donne-nous le pain de ce jour. »
Vous dites : tout cela est bien beau, mais si l’on appliquait ça dans le concret de tous les jours, on régresserait vers l’époque où nous vivions encore dans des caves. Ce n’est, bien entendu, pas ce que Jésus veut. Il n’est pas besoin de vivre dans des caves pour avoir un rapport à la réalité qui soit marqué par la confiance que nous avons en la fidélité de Dieu, qui nous pourvoit en tout ce dont nous avons besoin, aujourd’hui, comme demain et après-demain. Bien sûr, nous travaillerons, nous fabriquerons, nous inventerons, et bien sûr, il faut être prévoyant, vu les saisons, pour commencer, mais tout cela de façon décrispé, désangoissé, libéré, car pleinement confiant.
L’abondance, la fidélité d’un Dieu qui pourvoit – que nos mains s’ouvrent pour recevoir, pour donner, pour bénir. C’est à travers nous aussi que Dieu veut multiplier les pains et les poissons, chaque jour à nouveau. Soyons ce signe qui ouvre le monde à l’espérance.
C. Visser ‘t Hooft, pasteur
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