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Le travail et ses conditions selon Barth

Par René Blanc

Karl Barth était le plus grand théologien protestant du 20ème siècle. Il est le fondateur de la "théologie dialectique" qui nous rappelle que la parole de Dieu comporte toujours une critique radicale de nos systèmes politiques, économiques et religieux dès lors qu'ils servent à nous donner bonne conscience. Sa parole dénonce les injustices sous-jacentes.

Selon Karl Barth chaque humain travaille parce qu’il doit défendre et assurer son existence. Travailler dans le NT signifie gagner son pain : c’est parce que Dieu nous accorde notre pain quotidien que nous pouvons demander que son nom soit sanctifié, que son règne vienne, que sa volonté soit faite sur la terre comme au ciel. Par ailleurs, prier veut dire demander à Dieu qu’il nous accorde une place au soleil et travailler signifie que nous devons nous mettre à l’œuvre pour revendiquer et nous assurer cette place [1]

Dans ce cadre biblique, le manger et le boire viennent à la première place, mais selon la description patriarcale de Luther, le pain quotidien c’est aussi toutes les choses nécessaires à l’entretien de cette vie.

Une des pistes théologiques à travailler est de savoir traduire ces choses nécessaires dans nos représentations modernes et de savoir quel sera le rapport entre le travail de l’individu et celui des autres – dont le motif fondamental est le même ? Pour cela, la bonne question est : mon travail est-il humain ou plutôt sur quels critères peut-il être « co-humain » ?

Il est aisé aujourd’hui de constater que le travail se fait dans l’individualisme et l’opposition réciproque. Le monde du travail devient sans cesse une jungle où, secrètement ou très manifestement, chacun participe à la lutte pour la vie. Le travail d’aujourd’hui se fait le plus souvent dans l’isolement, l’ignorance des besoins et des désirs de chacun, l’oubli et même le mépris de ceux des autres. Il faut en tout cas faire preuve aujourd’hui d’un optimisme cynique pour ne pas voir les conditions inhumaines dans lesquelles nous travaillons tous plus ou moins, ou bien nous supportons que les autres travaillent.

Deux choses sont nécessaires pour que le travail de l’homme soit vraiment « humain » :

(a) Ne pas croire que nous pouvons gagner notre pain quotidien sans collaborer avec les autres : « donne nous aujourd’hui notre pain quotidien ». Cette 1re personne du pluriel est la base naturelle et raisonnable de tout labeur, sans laquelle le travail devient une malédiction pour l’humain. Le pain que l’humain gagne ne nourrit que s’il est partagé.

(b) Et, pour que notre travail reste sous la lumière du critère de l’humanité, contrôler la prétendue nécessité de nos besoins, de nos désirs, de nos revendications, fuir tous les maux provoqués par nos convoitises vaines. Rechercher des biens pour eux-mêmes, par besoin de sécurité, pour accroître son pouvoir sur les êtres et sur les choses : voilà ce que Barth qualifie de « vain ». Les revendications vitales n’ont rien à voir avec de semblables convoitises. Le règne des convoitises vaines constitue en vérité, partout, un « explosif social[2] ».

Sans solidarité et soumis aux convoitises vaines, le travail humain devient une impitoyable « lutte pour la vie ». C’est là la double racine de deux maux qu’il faut dénoncer : - le refus de prendre conscience du caractère social du travail ; de fait, l’extrême-libéralisme d’aujourd’hui en fait une externalité à son système ; - le refus de considérer que le profit que chaque humain désire doit relever d’une nécessité vitale ; de fait, l’extrême-libéralisme fait de l’accumulation une fin en soi.

Et selon Barth, tout ce qui est mis en place face à cette double racine du mal vient trop tard et n’est qu’un palliatif tout juste bon à empêcher les excès et à écarter les catastrophes définitives.

Il faut bien constater qu’en général le travail est dominé par le règne de la concurrence, mais si une lettre de Paul fait l’éloge du sportif, faut-il considérer le domaine du travail comme un terrain de sport ?

Par ailleurs, dans la concurrence inhérente au domaine du travail, le « gain », le profit est un but en soi – exactement comme dans les jeux de loterie.

Dans la concurrence qui domine le monde du travail, le gain est indispensable ou semble indispensable à tous les intéressés. Ils entrent en concurrence pour vivre, pour satisfaire au maximum leurs besoins. L’individu espère toujours parvenir mieux, plus facilement et plus abondamment, à gagner ce que son concurrent désire lui aussi obtenir : chaque homme cherche son avantage au détriment de son prochain, ce qui signifie qu’il exclut, en partie ou même complètement, pour son concurrent la possibilité d’atteindre ce qu’ils veulent tous les deux, et cela sur le modèle de la mimesis d’appropriation et d’antagonisme qui conduit au meurtre[3]. Voilà pourquoi il n’est pas question ici d’un jeu, d’une simple compétition, mais d’une lutte où tous les moyens sont bons, d’une véritable guerre.

La communauté chrétienne ne doit pas être dupe de l’immense illusion dans laquelle nous baignons, sur la réalité de notre système économique ; elle ne pourra se dérober au devoir de montrer que cette situation est le fruit amer de prémisses contraires à l’évangile.

Le travail placé sous le signe de la concurrence signifiera toujours qu’il est sous le signe de la guerre, où l’humain affronte son semblable en usant de ruse et de contrainte, où il est fatal qu’il y ait des prisonniers, des blessés et des morts (fatalité de la main invisible). Le travail ainsi conçu sera toujours une activité inhumaine, c'est-à-dire incompatible avec le commandement de Dieu, et cela en dépit de tous les adoucissants et de toutes les tentatives de réglementations que l’humain peut imaginer (les troupes sanitaires en temps de guerre n’arrêtent pas la guerre).

L’homme confond son droit à la vie avec sa convoitise mais seul le royaume de Dieu qui est venu et qui vient peut chasser les ombres qui pèsent sur le travail humain : voilà ce que nous dit Karl Barth.

La concurrence, où l’égoïsme et l’opposition réciproque se manifestent d’une manière impitoyable, n’est qu’un aspect de la perversion de notre vie laborieuse. Un autre exemple en est la subversion systématique du vocabulaire par l’extrême-libéralisme : justice / rétribution du plus fort, égalité/équité, travaillé/employabilité, gouvernabilité ou gouvernance/gouvernement…

Même si ce n’est pas vrai pour tout le monde, le travail repose sur le principe de l’exploitation des uns par les autres ou sur le principe de la recherche du profit qui échoit aux plus forts économiquement, c'est-à-dire aux détenteurs du capital. Le commandement de Dieu sera dans tous les cas un appel à réagir, à lutter pour l’humanité et contre sa négation sous quelque aspect qu’elle se présente. A prendre parti, par conséquent pour les faibles et contre toute forme d’oppression exercée par les forts. En tout cas, l’Eglise doit dénoncer le désordre sous la forme massive qu’il revêt encore et toujours, et particulièrement aujourd’hui, pour rappeler et faire valoir, en face de lui, l’autorité du commandement de Dieu : ne plus traiter l’humain comme une chose qui me profite.

L’humain doit accepter le commandement de Dieu qui lui interdit, au lieu d’obéir à ses authentiques nécessités vitales, de se laisser aller au gré de ses convoitises vaines, sinon son travail est condamné à se dérouler non seulement sous le règne de la lutte créée par la concurrence, mais aussi sous le signe de l’exploitation de l’humain par l’humain, de la lutte des classes.

D’ailleurs, pour Barth, la lutte créée par la concurrence et la lutte des classes seraient beaucoup plus catastrophiques, sans la patience dont Dieu fait preuve en gouvernant le monde. Sans la bienveillance de Dieu en Jésus-Christ la question sociale resterait sans espoir. Que nous soyons prêts à faire notre possible, au sein des mauvaises présuppositions existantes, pour combattre l’injustice dominante et ses conséquences, telle est la volonté de Dieu.

[1] Karl Barth (1886 - 1968) est un théologien et pasteur protestant suisse considéré comme l'une des personnalités majeures de la théologie chrétienne du XXe siècle, toutes confessions confondues. Toute son œuvre est une protestation contre les tentatives humaines (politiques, morales, religieuses et même théologiques) pour instrumentaliser Dieu en l'identifiant à une cause ou à une doctrine. Barth rappelle l'altérité radicale de Dieu : il est donc libre à l'égard de tout ce que l'on peut en dire ou en faire dans les Églises ou les doctrines. Ainsi l'Église chrétienne n'est pas là où nous croyons qu'elle est, mais là où Dieu décide qu'elle est. Il n'y a donc pour Barth d'attitude chrétienne que critique et inconfortable.

[2] Jacques 4, 1

[3] René Girard

(Ce texte fait partie d'un exposé présenté par le groupe de travail dans le cadre d'une journée de formation et de partage, organisée par l'Eglise protestante unie de France en PACCA, sur le thème "Bible et économie" qui s'est déroulée à Sanary, le 18 janvier 2014. Le texte se base notamment sur K. Barth, Dogmatique, Labor et Fides, Genève, 1953 - 1974, tome IV/III, pp. 231 - 243 )

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