Homo neoliberalis
- casparvth
- 12 mars 2014
- 4 min de lecture
Par Caspar Visser 't Hooft/Dominique de France/René Blanc
Margaret Thatcher disait « Le moyen, c’est l’économie, le but est de changer le cœur et l’âme » Le néolibéralisme se distingue du libéralisme (modéré) en ce qu'il aspire à forger un homme nouveau. Pour les tenants de cette idéologie, l'homme ne peut être qu'égoïste. Mais cet égoïsme ne s'exprime pas dans le seul domaine de l'échange des biens, il faut que l'homme regarde toute la réalité comme destinée à devenir marché. Il faut qu'il en arrive à se considérer lui-même comme capital-marchandise
L’homme néolibéral se veut autonome, libre de ses choix. En tant que consommateur, il aspire à une réalité marquée par une diversification grandissante, afin que le menu des choix s’accroisse. Plus le menu de choix est important, plus aussi - dans un contexte de marché libre - la mise en concurrence sera importante. L’homme néolibéral accepte ce fait tout comme le principe qui nécessairement en découle : la concurrence comme moteur de l’économie. Remarquez : comme l’homme néolibéral aspire à une réalité dans laquelle rien n’échappe au libre choix et donc à la mise en concurrence, la concurrence devient pour lui le facteur majeur qui caractérise les rapports dans tous les domaines de la réalité (et non seulement celui de l’économie au sens classique).
Une réalité marquée par la mise en concurrence de tout conduit nécessairement à une exigence accrue de la performance. Cette performance se traduit par le souci de la plus grande rentabilité. Plus quelque chose est rentable, plus celui qui l’a rendu tel est performant. Ceci a toujours été (plus ou moins) la norme dans le monde de l’entreprise, pour l’homme néolibéral toute la réalité revêt désormais les caractéristiques de l’entreprise. Il va jusqu’à se percevoir lui-même comme entreprise. Il va se gérer lui-même comme on gère une entreprise, en se construisant à partir de notions telles que la performance et la rentabilité – notions qui n’écartent pas d’autres valeurs, plus classiques, tels que le souci de la vérité ou la solidarité, mais qui les poussent néanmoins au second plan. Il se voit comme un « capital » qu’il convient de faire fructifier au maximum. Sa notion de liberté l’amène à ne se sentir solidaire d’aucun corporatisme, qu’il s’agit du domaine public où de l’entreprise (privé). Il s’engage pour des projets à plus ou moins court terme dans lequel il se donne à fond et par lequel il s’imagine se réaliser lui-même. La liberté à laquelle il est attaché (c’est-à-dire sa notion de liberté) l’empêche d’accepter l’idée selon laquelle il serait contraint de faire ce qu’il fait. C’est pourquoi il considère son travail comme jouissance et épanouissement de soi, chose qu’il décrit en utilisant des termes liés au domaine du sport : challenge, dépassement de soi etc. Pour lui le but objectif du projet est secondaire par rapport à ce que son implication dans le projet lui apporte personnellement (le moyen justifie le but). Une fois le projet arrivé à son terme, il ne se sent en rien lié au contexte dans lequel ce projet s’était réalisé (entreprise privé ou instance publique), il se sent libre de se « vendre » pour un autre projet dans n’importe quel autre contexte. Il n’est animé par aucun sens de la loyauté (sinon à ce qui peut optimiser son propre capital-humain, mais est-ce qu’on peut là encore parler de loyauté?)
L’homme néolibéral se sent individuellement responsable de son « projet de vie ». Le contexte plus large dans lequel il s’active afin de se réaliser lui est plutôt indifférent. Ceci s’accompagne d’un manque d’intérêt pour le domaine public, la chose commune. Pire, dans la mesure où le domaine public pose des limites à la liberté requise pour que les hommes-entrepreneurs-de-soi puissent réaliser leurs objectifs, l’homme néolibéral la combat. Ce mépris de la chose publique s’accompagne d’une dépréciation de la notion de solidarité. L’homme néolibéral ne se considère pas responsable de ce qui arrive à son prochain. Il accepte un monde avec d’un côté des « winners », qui doivent leur succès qu’à eux-mêmes (et non pas à la société) et de l’autre côté des « losers », qui également doivent leur échec qu’à eux-mêmes (à leur paresse ou leurs mauvais calculs). Une société où l’écart entre riches et pauvres se creuse ne le scandalise pas outre mesure.
L’homme néolibéral ignore que sa mentalité fait de lui un instrument idéal pour le petit nombre de « gros gagnants » qui surgit après la bataille (« la concurrence, c’est la guerre »). Il a beau se croire libre et autonome, en réalité, comme il a parfaitement intériorisé les notions de la tout-concurrence, de la performance et de la rentabilité qui caractérisent l’économie néolibérale, il n’a plus la distance nécessaire qui lui permet de relativiser ses succès et ses échecs. L’échec de la performance optimale qu’il s’était fixé, il le considère comme une catastrophe absolue. L’homme néolibéral est facilement manipulé, il suffit de constamment le confronter avec cette terrible possibilité.
(Réflexion basée sur la lecture de La nouvelle raison du monde de Pierre Dardot/Christian Laval, éd. La Découverte, Paris, 2009)

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