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Face à l'idole: du côté des pharisiens ou protester pour les petits?


Sur Matthieu 11, 25 - 40

Dans le passage de Matthieu trois réalités se confrontent : le paganisme du monde gréco-romain, les élites juives, le petit peuple. Or voilà qu’aujourd’hui trois réalités tout-à-fait comparables se confrontent : un nouveau paganisme omniprésent et très puissant, des élites bien-pensantes, et le petit peuple qu’on appelle parfois « la France d’en bas ».

A l’époque de Jésus, la grande préoccupation des élites juives tournait autour de la question : comment faire pour que notre peuple continue à se démarquer du reste du monde. Le peuple juif se savait le peuple élu de Dieu, mais il savait aussi que cette élection – nullement méritée d’ailleurs, comme ne cessaient de leur rappeler leurs prophètes – devait s’exprimer par une façon d’être qui le distinguait des autres. Et ceci était devenu moins évident que par le passé. Dans le passé, Israël avait été entouré d’autres petites nations qui avaient chacune leurs traditions propres, leur mœurs particulières, leurs dieux nationaux. Donc la différence d’Israël, qu’on peut – certes – qualifier d'essentielle, ne sautait pas aux yeux : le monde moyen-oriental était parsemé de peuples bien différents les uns des autres.

Cette situation change quand, après la victoire d’Alexandre sur les Perses, en 333 avant JC, débute ce qu’on appelle l’ère hellénistique. Les conquérants d’origine grecque qui soumirent les peuples du Moyen-Orient s’appliquaient à un travail d’uniformisation, d’homogénéisation du vaste territoire conquis. C’étaient des Grecs, et les Grecs se croyaient investis de la mission d’apporter partout où ils allaient les avantages de la culture grecque. Seul un peuple résistait, c’était le peuple juif qui refusait d’abandonner sa religion et ses traditions. S’intégrer dans le monde uniforme hellénisé, c’était prendre le risque d’une perte d'identité.

Et cette résistance du petit peuple juif perdurait à l'époque romaine. Pas question pour eux de s’assimiler à ce grand « melting pot » qu’était le nouvel empire. Comment ? En refusant d’abandonner l’observance de leur loi qu’ils avaient reçue directement de Dieu et qui, sur bien des points, se distinguait de la loi romaine. Non seulement ils refusaient d’abandonner cette observance mais ils la renforçaient en la rendant plus stricte. Toujours dans ce souci de sauvegarder leur identité propre – ce qui se comprend : un petit peuple, face à un paganisme omniprésent…

Elles étaient partout, les idoles qui légitiment la force et la violence des forts qui écrasent les faibles, qui les spolient et les humilient. La seule façon d’y résister était de s’accrocher à la loi de Dieu qui réprime les forts et les violents, qui exprime un souci fort pour les petits, parmi le peuple, les marginaux, la « veuve et l’orphelin ». Mais, en s’y accrochant si fort, on risquait de la trahir, cette loi. Et c’était ce que faisaient les élites du peuple, en particulier celles qui gravitaient autour de ce groupe au sein de la société qu’on appelait les pharisiens, qui étaient les grands spécialistes de la législation de Dieu. Ils étaient tellement fixés sur cette loi de Dieu et sur son observance stricte qu’ils en arrivaient à mépriser ceux de leurs compatriotes dont l’obéissance à la loi était plus lâche.

Pourquoi l’était-elle? Pour la simple raison qu’ils étaient moins instruits que ces élites, qu’ils étaient donc moins au fait de tous les multiples règles dans lesquelles les pharisiens avaient décliné la loi, et surtout parce qu’ils ne bénéficiaient pas des conditions extérieures qui leur permettaient de suivre scrupuleusement toutes ces règles. Oui, pour observer les règles de la loi de Dieu, telles que les pharisiens les avaient formulées, il fallait non seulement un minimum d’instruction, mais aussi une certaine aisance. Les élites du peuple pouvaient se permettre de se retirer dans une sorte de tour d’ivoire et y observer très consciencieusement toutes les règles liées à la pureté, par exemple, mais les membres du « petit peuple » étaient bien obligés de se mêler aux païens qui étaient au moins aussi nombreux qu’eux à vivre dans les terres de Judée et de la Galilée. Au travail, au marché, sur les places, on ne cesse de se croiser, on se fréquente, on fait des affaires, on s’entraide, on se dispute, comment éviter cette proximité, cette promiscuité ?

En somme, la stricte observance de la loi de Dieu était devenue une affaire d’élites qui, du coup, en étaient arrivées à mépriser le « petit peuple » à cause de son laxisme. Et c’est ainsi que tout en s’efforçant d'observer la loi, elles la trahirent. La loi était devenue pour elles « lettre » (lettre morte) dans la mesure où elles en avaient oublié l’esprit : le souci que Dieu a justement pour les « petits », les fameux « veuves et orphelins » qui représentent plus largement tous ceux dont la situation au sein de la société est marginale et menacée. Quand Jésus dit : « Père, je te remercie d’avoir caché tes mystères aux sages et aux intelligents et de l’avoir révélé aux tout-petits », il dénonce d’une façon radicale la situation qu’on vient de décrire.

Vous dites : c’est de l’histoire. C’est intéressant à savoir, mais en quoi est-ce que cela nous concerne ? Qui sont aujourd’hui ces « petits » que Jésus défend face aux sages et intelligents ?

Essayons d’y voir clair. On est en droit d’affirmer que dans le passage de Matthieu trois réalités se confrontent : le paganisme du monde gréco-romain, les élites juives, le petit peuple. Or voilà qu’aujourd’hui trois réalités tout-à-fait comparables se confrontent : un nouveau paganisme omniprésent et très puissant, des élites bien-pensantes, et le petit peuple qu’on appelle parfois « la France d’en bas ».

Ce nouveau paganisme, c’est quoi ? Le qualificatif « nouveau » ne convient que partiellement, car au fond le paganisme reste toujours le même, c’est l’homme qui se fabrique des dieux, des idoles. Seulement aujourd’hui, ces dieux ne portent plus les mêmes noms qu’à l’époque romaine. Quels sont les dieux d’aujourd’hui ? Ce sont ceux qui légitiment un système économique et politique qui se base sur l’idée selon laquelle une concurrence sans entraves entre les agents économiques favoriserait un équilibre bénéfique pour la société en général. Cette idée engendre un souci constant de rentabilité optimale, d’efficacité. Cette idée suppose aussi que la convoitise soit une qualité primordiale qu’il faut susciter là où elle est faible, entreprise qui forcément s’accompagne d’une apologie de la richesse : la jalousie que cette richesse engendre, fruit de la convoitise, a un effet stimulant.

Voilà le paganisme de notre époque, et comme à l’époque romaine il y eut des statues qui représentaient les dieux romains, nous avons aussi nos statues - ou plutôt nos images : c’est cette imagerie omniprésente, fabriquée par le secteur de la « communication », de la publicité. Jeunes, beaux, riches, détendus, éternellement satisfaits d’eux-mêmes : ces hommes, ces femmes que vous croisez à tout bout de champ, sur les panneaux de publicité, dans les magazines, sur l’écran, partout, avec leurs grimaces de « je le vaux bien », constituent un véritable panthéon par lequel le paganisme d’aujourd’hui se fait représenter. Et cela d’une façon très agressive. Et c’est le « petit peuple » qui face à cela se trouve le plus exposé. Les élites le sont beaucoup moins. Déjà parce que pour elles c’est plus facile de dire « je ne me laisse pas tenter, j’ai assez », pour la simple raison qu’elles ont assez. Et surtout, elles ont pu bénéficier d’une instruction qui leur permet de bien analyser la situation, de la relativiser et d’en amortir ainsi pour elles le côté agressif. Ceux qui ont appris à apprécier les philosophes, les grands classiques de la littérature et du cinéma, sont mieux armés pour résister à l’agression que nous fait subir le paganisme d’aujourd’hui que ne le sont ceux qui n’ont pas reçu ce bagage intellectuel.

Et nous, chrétiens protestants, nous faisons partie de ces élites bien-pensantes, car nous avons quelque chose qui nous permet de résister - d’encore mieux résister que quiconque d’autre, c’est le message de la bonne nouvelle de Dieu.

Trois réalités : les faux-dieux (faux mais très puissants), les élites qui y résistent (les « sages et les intelligents »), le « petit peuple ». Et c’est du « petit peuple » que Jésus se charge : « Venez à moi, vous tous qui peinez sous le poids du fardeau » - qui peinez à joindre les deux bouts, qui craignez les fins de mois, écrasés non seulement pas ces soucis réels, mais aussi par ces incitations à la convoitise qui vous viennent de partout et qui ne font qu’accentuer votre sentiment d’être dans le dénuement, d’être des perdants, avec vos frustrations et vos jalousies qui vous rongent et vous abattent – « venez à moi, et moi je vous donnerai le repos ».

Jésus nous interpelle. En général, nous protestants, faisons partie des bien-pensants, des élites, nous avons les moyens, les capacités de résister aux assauts des faux-dieux de notre époque. Que cela ne soit jamais pour nous une raison pour mépriser ces « petits » dont Jésus veut prendre soin. Cette maman obèse qui met tout et n’importe quoi dans son caddy. On la soupçonne d’être une surendettée - la pauvre, elle ne sait pas gérer sa vie. Et pour des gens comme elle, c’est encore la société qui doit payer, parce que des personnes mangent mal, ne cessent par conséquent d’avoir des problèmes de santé, font tout le temps appel à la Sécu. Mais est-ce que tout n’a pas été mis en place pour qu’elle devienne une consommatrice compulsive ? Et prenons cet homme, chômeur de longue durée, là aussi tout a été mis en place pour lui donner l’impression d’être un pauvre minable, un assisté, un « loser ». Il vote pour un parti extrémiste – l’horreur ! Le pestiféré ! Attendez ! Il est malheureux, il est perplexe, il ne comprend rien à ce qui lui arrive… Nous n’avons pas le droit de le mépriser. Il fait partie de ces « petits » que Jésus invite auprès de lui pour partager avec eux son joug. Un joug léger quand on le partage avec un autre, surtout avec Jésus.

C’est à leur pauvreté, leur misère, leur perplexité, leur manque d’instruction que Jésus s’identifie : « Qui accueille un de ces petits qui sont mes frères, c’est moi qu’il accueille ». Voilà la plus haute sagesse, la meilleure intelligence à laquelle Dieu, en Jésus, nous appelle : faire nôtre le regard qu’il porte, lui, sur ces « petits ». Cela a toujours été sa volonté, c’était déjà inscrit dans la loi qu’il avait donnée à son peuple. C’est toujours sa volonté : vous avez reçu le message de la bonne nouvelle, cela vous permet de résister aux assauts des faux-dieux et leurs adorateurs, mais que cette capacité de résistance, que je vous donne, ne vous fasse jamais mépriser les « petits » qui subissent la violence de ce monde de plein fouet. Au contraire, dans leur vulnérabilité et leur humilité, ils sont plus près de moi que tous les violents et que tous les prétentieux.

C’est aux « petits » que Jésus promet le repos, ainsi qu’à nous, dans la mesure où devant Dieu nous nous savons aussi petits qu’eux. Car c’est au fond ce que nous sommes.

C. Visser 't Hooft, pasteur

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